En 1872, dans une de ses « leçons cliniques sur les maladies mentales » données à la Salpêtrière, le docteur Auguste Voisin, spécialiste des « aliénés », examine « la folie du jeune âge ». Il affirme que « les hallucinations y sont toujours suivies de folie ». Et comme premier exemple il évoque Bernadette Soubirous : « L'enfant ne peut être halluciné sans être aliéné, et c'est ce qui explique comment des hallucinations survenues chez des enfants donnent si fréquemment lieu à des histoires de miracles ; ainsi le miracle de Lourdes a été affirmé sur la foi d'une enfant hallucinée qui est maintenant dans le couvent des Ursulines de Nevers. »
Le docteur Voisin n’a jamais vu Bernadette. Il se fonde sur un unique témoignage, celui d’un médecin de Roquecourbe, le Dr Delmas, qui a examiné Bernadette peu après les apparitions, et qui disait : « On était d'abord frappé de la constitution chétive et rachitique de la jeune fille, et de sa physionomie idiote ; il y avait chez elle une étroitesse extrême du frontal, avec inclinaison très-forte en arrière. »
Il suffit de jeter un œil sur les photos de Bernadette pour juger de la pertinence du diagnostic. A vrai dire même les bouffe-curés les plus virulents ne reprendront pas ces vaticinations, sauf Zola qui parlera aussi d’une « idiote » qui avait des « hallucinations ». Une « irrégulière de l’hystérie », une « dégénérée », ajoutera-t-il pour faire bonne mesure.
J’ai reproduit le texte édité (en 1876) des leçons du Dr Voisin. En fait il supprima un mot de ce qu’il avait dit dans son cours. Il avait dit que l’enfant hallucinée était « enfermée » dans le couvent des ursulines. Enfermée comme une démente, puisque c’est ce qu’elle était forcément après avoir eu ses hallucinations. Et c’est ce que la presse anticléricale avait repris goulûment.
L’évêque de Nevers, Mgr Forcade, répondit par une lettre ouverte publiée dans L’Univers. Il soulignait que « sœur Marie-Bernard n’a jamais mis les pieds dans le couvent des ursulines de Nevers », que résidant chez les Sœurs de la Charité, « elle y est entrée et y reste tout aussi librement que n’importe quelle autre sœur », et que « loin d’être folle, c’est une personne d’une sagesse peu commune et d’un calme dont rien n’approche ». Il invitait « le susdit professeur illustre à venir vérifier en personne l’exactitude de cette triple affirmation », s’engageant à pourvoir aux frais du voyage et à lui faire présenter Bernadette par le procureur de la République pour qu’il n’y ait pas de doute sur son identité. Naturellement le professeur illustre ne donna aucune suite à l’invitation, mais publia sa « leçon » seulement amputée du mot « enfermée ».
Le président de la société des médecins de l’Orne s’adressa à son confrère de la Nièvre pour qu’il l’éclaire sur la question. Le président des médecins de la Nièvre était le Dr Robert Saint-Cyr, et il était le médecin des Sœurs de la Charité. Et sœur Marie-Bernard était son infirmière, tâche, écrit-il, dont elle s’acquitte « dans la perfection de sa besogne ». Il ajoute : « Nature calme et douce, elle soigne ses malades avec beaucoup d’intelligence et sans rien omettre des prescriptions faites. Aussi jouit-elle d’une grande autorité et, de ma part, d’une entière confiance. Vous voyez, mon cher confrère, que cette jeune Sœur est loin d’être aliénée. Je dirai mieux : sa nature calme, simple et douce, ne la dispose pas le moins du monde à glisser de ce côté. »
Il nous reste 23 feuillets de la main de Bernadette contenant des notes très précises de prescriptions.
Ce qui est frappant, dans les lettres de Bernadette, est l’autorité dont elle fait preuve vis-à-vis de ses frères après la mort des parents : elle prend très au sérieux son rôle de chef de famille, bien qu’elle soit éloignée. Et ces lettres, où elle dose avec tact et psychologie les reproches et la tendresse, sont empreintes du plus solide bon sens paysan éclairé par la foi. Sans la moindre exaltation, le moindre « mysticisme ».
Tel est l’intérêt de ces lettres, qui par ailleurs n’en ont pas : Bernadette était tout le contraire d’une hallucinée. Quand elle écrit très posément, dans une écriture calligraphiée et toujours égale, ce qu’elle a vu et entendu à la grotte, c’est ce qu’elle a vu et entendu, et rien d’autre.
C’est la même Bernadette, connue aussi pour dire franchement ce qu’elle pensait, qui s’exclamera devant la maquette de la statue de Lourdes : « Bonne Mère, comme on vous défigure ! » Ça ne s’invente pas.