Ce qui ne manque pas de surprendre dans l’emploi du temps du carmel édicté par sainte Thérèse d’Avila pour tous les carmels, est son indifférence pour la liturgie. Que cela fût approuvé par Rome est encore plus étonnant, et montre qu’on était bel et bien passé dans l’ère moderne.
Alors que des religieuses cloîtrées vouées à la prière devraient a priori avoir leurs journées rythmées par la prière… des heures, on constate que la réformatrice du carmel avait bloqué les heures de prime, tierce, sexte et none, récitées à la suite, à 6 heures du matin en été, 7 heures en hiver. Alors que ces offices viennent sanctifier respectivement le lever du jour, le milieu de la matinée, midi, et le milieu de l’après-midi. On disait les vêpres (la prière du soir) après le déjeuner, et l’on disait matines et les laudes à 21 heures. C’est-à-dire qu’avant d’aller se coucher on chantait les hymnes qui célèbrent le lever, qu’au moment où venait la nuit on chantait le jour qui vient, et que tout le symbolisme de ces hymnes, mais aussi des versets, etc. sur la lumière qui vainc les ténèbres, sur notre promptitude à sortir du lit pour célébrer le soleil divin qui chasse les ombres du péché, tout cela était chanté en absolue contradiction avec la vérité cosmique, et cela tous les jours de l’année, toute la vie de la carmélite.
Comment est-ce possible ? C’est que la carmélite n’est pas censée savoir le latin. Elle n’est donc pas censée savoir ce qu’elle dit. Elle n’est pas censée savoir ce que dit la prière de l’Eglise, ce que disent les psaumes inspirés par le Saint-Esprit pour être la prière de l’Eglise.
Sainte Thérèse d’Avila, dira le P. Diego de Yepes, l’un des ses principaux confesseurs et son premier biographe, est « une femme qui jamais n’eut la curiosité d’apprendre un mot de latin ».
Encore demande-t-elle aux postulantes de savoir plus ou moins prononcer le latin. Plus ou moins, car lorsque par exception elle-même veut citer un verset de psaume en latin, ça donne ceci : « quen ad modun desiderad çervus a fontes aguarun » : on aura reconnu le célèbre premier verset du psaume 41 : Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum ; ou cela : « letatun sun yn is que dita sun miqui », qui est le début du psaume 121 : Laetatus sum in his quae dicta sunt mihi.
Or c’est un progrès. Car dans la règle de 1247, promulguée par Innocent IV, on lit que les carmélites qui ne savent pas réciter les heures diront 25 Notre Père aux matines, 50 le dimanche, 7 Notre Père aux laudes, etc.
Dans les livres destinés aux carmélites, les bons prêtres leur expliquent ce qu’elles doivent faire pendant l’office. C’est-à-dire à quoi elles doivent penser pendant qu’elles récitent les psaumes et les autres textes de l’office divin, dont les textes de pères de l’Eglise, qui leur resteront à jamais fermés.
On peut lire sur internet un livre, imprimé à Bar-le-Duc en 1739, écrit par un certain abbé d’Hauteserre, muni de la chaleureuse approbation du célèbre abbé de Vence, destiné aux carmélites de Montauban. Les chapitres 11 et 12 concernent l’office divin. L’auteur souligne : « Cette Prière se fait dans une langue qui vous est inconnue. » Au commencement de l’Eglise, poursuit-il, on voit que des fidèles se levaient et priaient avec ferveur en des langues qu’ils ne connaissaient pas. Eh bien les carmélites doivent faire la même chose : « Imitez-les, mes chères sœurs, en quelque sorte, et en récitant l’office dans une langue qui vous est inconnue, entrez, comme les premiers fidèles, dans des transports d’amour, de joie, de reconnaissance ; et malgré l’obscurité des psaumes, vous y trouverez une onction abondante. »
Nulle part le brave abbé ne demande aux carmélites d’apprendre le latin. Cette langue leur est inconnue et doit le rester. Et l’abbé d’Hauteserre d’expliquer aux religieuses quelles « prières mentales » elles doivent élaborer dans leur tête pendant qu’elles récitent l’office. Pendant le premier nocturne des matines, ce sont des « sentiments d’adoration », pendant le deuxième nocturne elles doivent « former des actes de demande et de supplication pour tous (leurs) besoins » et « employer l’intercession des saints », etc. Bref, pendant qu’elles disent les psaumes, elles ne doivent pas essayer de comprendre la prière de l’Eglise, mais inventer leurs petites prières personnelles…
On retrouve la même chose dans le livre qu’on donnait aux novices à Lisieux, celui de la « direction spirituelle » et de « l’oraison mentale selon l’esprit de saint François de Sales ». Il est beaucoup moins prolixe, mais de la même veine :
« Vous pourrez, si vous voulez, vous servir, pendant l'Office, du petit Entretien intérieur sur la Passion, que nous mettons ici, ou de quelque autre, selon votre dévotion, et qui vous aidera le plus à vous recueillir. A Matines, vous pouvez, par exemple, contempler Notre-Seigneur au Jardin des Olives, priant, couvert d'une sueur de sang, et souffrant la plus cruelle agonie. A Laudes, trahi par Judas, lié par les bourreaux, abandonné par les Apôtres. (…) Voilà des sujets bien suffisants pour s'occuper saintement, pendant l'Office. » Sic.
Car ce qui est important, de toute façon, ce n’est pas cet office auquel on ne comprend rien, c’est « l’heure d’oraison » (en fait de méditation) par laquelle on commence la journée. Toujours selon le même manuel, conforme à la règle du carmel :
« Nos Sœurs seront fort soigneuses de bien employer cette heure, comme la plus sainte et la plus utile de la journée ; car c'est dans l'Oraison que l'âme se nourrit et reprend de nouvelles forces ; c'est là qu'elle rallume, tous les matins, le feu spirituel qui doit brûler sans cesse dans le sanctuaire de son cœur ; c'est de là enfin que dépend tout le succès du jour, bon ou mauvais. »
On a bien lu : cette heure est la plus sainte et la plus utile de la journée. Plus sainte et plus utile que l’office divin. Plus sainte et plus utile que la messe elle-même (qui paraît ne « servir » qu’à donner la communion)… Et le manuel est très disert sur cette heure si sainte, avec les trois actes de la préparation, les trois parties de la méditation, les trois parties de la conclusion, et le « bouquet spirituel » final…