Le chant grégorien n’est pas contraire au silence. Il en est issu et il y conduit. Je dirais même qu’il est comme tissé de silence.
Le silence est l’étoffe dans laquelle devraient être taillées toutes nos liturgies. Rien dans ces dernières ne devrait rompre l’atmosphère silencieuse qui est son climat naturel.
Ces propos sont du cardinal Robert Sarah, dans son livre qui vient de paraître. On ne peut qu’être surpris, après les avoir lus (et ce ne sont que deux petits extraits de pages superbes) de le voir redire ce qu’il a déjà dit dans plusieurs interviews, à savoir que dans la messe de Paul VI il faut savoir aménager des temps de silence, qui sont d’ailleurs prescrits dans le Missel. Or ces temps de silence sont le contraire de ce qu’il vient d’expliquer. Il s’agit d’un silence a-liturgique, anti-liturgique. Un silence qui renvoie le fidèle à son être psychologique alors qu’il doit être sans cesse orienté vers Dieu. (Tel est aussi le problème de l’orientation du célébrant.)
Comme il le dit si bien, la liturgie est tissée de silence, du silence divin. Ce silence s’exprime par des rites, des paroles rituelles et des gestes rituels. Si on brise le flux liturgique par un « silence » impromptu, c’est précisément le silence divin que l’on brise. Si l'on doit introduire des moments de silence dans la liturgie, c'est qu'elle n'exprime plus le silence divin.
Le cardinal Sarah sait bien, et il le dit, que dans la liturgie byzantine (comme d’ailleurs toutes les liturgies orientales), il n’y a pas le moindre moment de silence. La divine liturgie est un chant continu, du début à la fin, qui ne doit pas s’interrompre. Parce qu’elle est l’image de la liturgie céleste et que celle-ci est par définition un chant permanent. C’est au point que, quelle que soit la longueur du temps de la communion, la chorale doit toujours chanter, autant de fois qu’il le faut, l’antienne « Tou dipnou sou tou mysticou… » Lorsque j’allais à Saint-Julien le Pauvre, le chantre, le P. Fahmé, devait parfois officier comme célébrant, et donc distribuer la communion. Et je revois toujours son regard noir vers la chorale quand celle-ci pensait avoir rempli son contrat en ayant chanté trois fois l’antienne (deux fois en polyphonie grecque encadrant la monodie en arabe), regard accompagné d’un geste sans équivoque : il fallait immédiatement reprendre le chant.
Le chant liturgique exprime le chant céleste. Celui-ci est silence. Le chant liturgique, rituel, est le chant qui exprime ce silence. Il ne doit pas s’interrompre, parce que ce serait interrompre le silence divin. Le silence psychique de l’homme, qui est du vide, ne doit pas interrompre le silence divin, qui est plénitude.
En fait il n’y a pas non plus de silence dans la liturgie latine traditionnelle, bien que le silence en enveloppe la partie essentielle. Les rares moments où le prêtre ne dit pas quelque chose, il fait quelque chose. Il n’y a jamais de moment « libre » de paroles (rituelles) ou de gestes (rituels).
Parce que de tels moments ne sont pas, ne peuvent pas être liturgiques, même s’ils sont prescrits par un missel (déviant). On ne va pas à la messe pour réfléchir sur le sermon ou méditer sur une antienne, mais pour rendre un culte à Dieu. C’est pourquoi il n’y a jamais eu, dans aucune liturgie authentique, avant 1970, de « moments de silence » où le célébrant et l’assemblée sont assis face à face sans rien dire et sans rien faire en attendant que ça se passe. Le cardinal Sarah a beau faire de gros efforts, son discours est manifestement bancal. Il n’y a pas de lien possible entres ses si profondes considérations sur le silence pendant les 200 pages précédentes et les pages sur la liturgie, et tout à coup le recours à des « moments de silence » qui ne doivent pas être des « pauses »… mais qui le sont fatalement.
La contradiction explose dans le paragraphe dont j’ai cité une phrase en commençant, si on le lit intégralement :
Le silence est une attitude de l’âme. Il ne se décrète pas, sous peine d’apparaître surfait, vide et artificiel. Dans les liturgies de l’Eglise, le silence ne peut pas être une pause entre deux rites ; il est lui-même pleinement un rite, il enveloppe tout. Le silence est l’étoffe dans laquelle devraient être taillées toutes nos liturgies. Rien dans ces dernières ne devrait rompre l’atmosphère silencieuse qui est son climat naturel.
Difficile de dire plus clairement que les pauses silencieuses inventées dans la néo-liturgie sont antiliturgiques.
C’est là une partie du problème de la « réforme de la réforme ». Comme on constate que la néo-liturgie est un bavardage, on veut lui imposer des moments de « silence » qui ne sont pas du silence liturgique. Comme le sens de l’offertoire a disparu, on pourrait reprendre les anciennes prières de l’offertoire. Et peut-être aussi les prières au bas de l’autel… Et il faut retrouver le sens de l’orientation… et le latin, et le grégorien… et le silence du canon… Finalement on pourrait… inventer la messe de saint Pie V… (On se souvient de cette interview de Mgr Athanasius Schneider où sur « l’enrichissement réciproque des deux formes du rite romain », il répondait en 50 lignes sur l’enrichissement de la nouvelle forme par l’ancienne, et en 7 lignes sur l’enrichissement de l’ancienne par la nouvelle…)
Le cardinal Sarah dit que « la réforme de la réforme se fera », « malgré les grincements de dents », « car il en va de l’avenir de l’Eglise ». Mais il formule cela comme une « espérance », « si Dieu le veut, quand Il voudra et comme Il le voudra », sans même citer la congrégation dont il est le préfet, et comme si cela dépendait du Saint-Père (ce qui est donc exclu avec celui-ci, qui montre assez son mépris pour la liturgie en général, et la liturgie traditionnelle en particulier). Et l’on a vu que le théoricien même de la réforme de la réforme, devenu pape, n’a pas esquissé le moindre geste en ce sens…
Je ne crois pas qu’il y aura de réforme de la réforme, parce qu’il n’y a pas de « clients ». Et l’affaire des « silences » à introduire artificiellement dans la liturgie mais qui ne doivent pas apparaître comme tels montre que c’est sans doute une impasse. Il y a une liturgie traditionnelle, et un ersatz qui disparaîtra à (très long) terme.