Il y a dans l’évangile du martyre de saint Jean Baptiste une phrase à laquelle on ne prête guère attention :
Hérode craignait Jean, sachant que c’était un homme juste et saint, et il le gardait, et l’ayant entendu il faisait beaucoup de choses, et il l’écoutait volontiers.
On ne prête pas attention à cette phrase… parce que toutes les traductions modernes disent autre chose. Y compris dans les missels, sauf celui du Barroux qui est peut-être ou sans doute le seul à traduire le texte latin qui traduit lui-même fidèlement le texte grec.
Hérode craignait Jean, au sens biblique de la crainte religieuse, la piété, le respect devant le divin, et en l’occurrence devant Jean, parce qu’il était « juste et saint », habité par l’Esprit. Hérode avait donc la plus haute considération pour son prisonnier. « Il le gardait » : en latin comme en grec, le verbe veut dire à la fois qu’il le gardait en prison et qu’il le protégeait. Et il allait jusqu’à prendre conseil auprès de Jean, souvent, et il faisait beaucoup de bonnes choses après avoir écouté Jean et il l’écoutait volontiers.
« L’ayant entendu il faisait beaucoup de choses » (« Il agissait souvent d’après ses avis », traduit remarquablement le missel du Barroux), c’est ce que disent la plupart des manuscrits, et toutes les versions (latines, syriaques, arméniennes, coptes, etc.). C’est donc ce que toutes les Eglises, quelle que soit leur langue, ont enseigné jusqu’au XXe siècle. Jusqu’à ce que les inévitables « exégètes » occidentaux qui savent tout mieux que toutes les traditions aient décidé que c’était erroné. Ils ont décidé que le Vaticanus et le Sinaiticus, les plus prestigieux des manuscrits, qui disent autre chose, avaient forcément raison.
Au lieu du verbe ἐποίει (épii: il faisait), ces deux manuscrits, et quelques autres, fort rares, qui les ont suivis (et aucune liturgie avant la messe en français), ont ἠπόρει (ipori), ce qui peut se traduire par « était perplexe ».
Louis Pirot, dans la Bible qui porte son nom, affirme de façon péremptoire :
Il faut lire ἠπόρει, attesté par les meilleurs manuscrits, adopté dans leurs éditions ou commentaires par von Soden, Nestle, Vogels, Merk, Joüon, Knabenbauer, Lagrange, Swete, Huby, et négliger ἐποίει du T.R. [textus receptus, le texte officiel des Eglises byzantines], en dépit des attestations nombreuses et du suffrage des versions. Si on lit dans le texte original ἐποίει, la suite « il l’écoutait volontiers » n’a plus de sens ; il en est tout autrement si on lit ἠπόρει.
Désolé, mais à mon avis c’est exactement le contraire. La version traditionnelle est très claire, et typique du langage biblique qui insiste en rajoutant une proposition commençant par « et ».
En revanche, la traduction imposée par le consensus exégétique moderne ne tient pas debout. D’abord parce que, pour que le texte ait un sens, elle doit inventer tout simplement un « pourtant » ou un « cependant » qui ne figure pas dans le texte (καί – et – n’a jamais ce sens). Et ensuite parce qu’elle doit inventer aussi que πολλά – beaucoup de choses – aurait un sens adverbial, mais πολλά n’est pas un adverbe, c’est un adjectif pris comme substantif complément d’objet).
Ce qui semble manifeste est que les prestigieux Vaticanus et Sinaiticus ont corrigé le texte pour qu’il soit moins favorable, dans ce verset, à cet immonde salaud d’Hérode. Ce faisant ils ont affaibli, voire rendu quasi invisible, le contraste spectaculaire voulu par saint Marc entre Hérode qui aimait Jean et suivait ses conseils (sauf pour la femme de son frère...), et la terrible décision qu’il doit prendre parce qu’il a promis. C’est une part du caractère éminemment dramatique (y compris au sens théâtral), du tragique de la situation, qui disparaît de ce passage de l’évangile. C’est un attentat contre saint Marc, et contre le Saint-Esprit.