Voici la lecture du troisième nocturne des matines dans l’office de saint Bernard qu’on dit « ailleurs » (alibi) selon mon bréviaire. Il s’agit du début du sermon 36 sur le Cantique des cantiques. Traduction de l’abbé Charpentier, 1866. J’ai mis entre crochets ce qui a été coupé dans le bréviaire.
Vous savez, je pense, que nous avons à parler aujourd'hui de l'ignorance, ou plutôt des ignorances ; car si vous vous en souvenez, nous en avons cité deux, l'une de nous-mêmes, et l'autre de Dieu. Et nous avons dit qu'il faut les éviter toutes les deux, parce que toutes les deux sont damnables. Il reste maintenant à expliquer cela plus clairement et plus au long. Mais je crois qu'il faut examiner premièrement, si toute ignorance est damnable. Et il me semble que non, car toute ignorance ne nous rend pas coupables, puisqu'il y a plusieurs choses qu'il est permis de ne pas savoir, sans faire tort à notre salut. [Par exemple, pensez-vous que ignorer le métier de charpentier, de charron et de maçon, et tous les autres métiers qu'on exerce pour la commodité de la vie présente, soit un obstacle pour le salut ?] Combien même y a-t-il de personnes qui se sont sauvées par leurs bonnes œuvres, et la régularité de leur vie, sans être instruites des arts même qu'on appelle libéraux, quoiqu'ils soient plus honnêtes et plus utiles que les autres ? Combien l'Apôtre en compte-t-il dans son épître aux Hébreux, qui ont été chéris de Dieu, non à cause de la connaissance des belles-lettres, mais à cause de « la pureté de leur conscience, et de la sincérité de leur foi » (Heb. XI, 4) ? [Toutes ces personnes là ont été agréables à Dieu, non par le mérite de leur science, mais de leur vie. Saint Pierre, saint André, les enfants de Zébédée, et tous les autres disciples n'ont pas été tirés de l'école des rhéteurs ou des philosophes, et cela n'a pas empêché que le Seigneur ne se servît d'eux pour opérer le salut par toute la terre. Ce n'est pas parce qu'ils étaient plus sages que tous les autres hommes, ainsi qu'un saint l'avoue de lui-même (Eccle. I, 16), mais à cause de leur foi et de leur douceur, qu'il les a sauvés, il les a faits saint et les a établis maîtres des autres. Ils ont fait connaître au monde les voies de la vie, non par la sublimité de leurs discours, ou par l'éloquence de la sagesse humaine (I Cor. II, 1), mais par des prédications qui paraissaient folles aux sages du siècle, Dieu ayant voulu se servir de ce moyen pour sauver ceux qui croiraient en lui, parce que le monde avec toute sa sagesse ne l'a point connu.]
On dira peut-être que je parle mal de la science, et qu'il semble que je blême les savants, et veuille détourner de l'étude des lettres humaines. Dieu m'en garde, je sais trop bien combien les personnes lettrées ont servi et servent tous les jours l'Église, soit en combattant ses ennemis, soit en instruisant les simples. Après tout, n'ai-je pas lu ces paroles dans un Prophète : « Parce que vous avez rejeté la science, je vous rejetterai aussi de devant moi, et vous ne me servirez point à l'autel dans les fonctions sacerdotales” (Osée. IV, 6) ? Et encore : « Ceux qui sont savants brilleront comme des flambeaux du firmament ; et ceux qui enseignent la justice à plusieurs seront comme des étoiles dont la lumière ne s'éteindra jamais » (Dan. XII, 3). Mais je sais bien aussi que j'ai lu : « La science enfle » (I Cor. VIII, 9). Et encore : « Celui qui acquiert de nouvelles connaissances se procure de nouvelles peines » (Eccles. I, 18). Vous voyez qu'il y a de la différence entre les sciences, puisqu'il y en a qui enflent, et d'autres qui attristent. Je voudrais bien savoir laquelle est plus utile pour le salut, de celle qui enfle, ou de celle qui cause de la douleur. Mais je ne doute point que vous ne préfériez la dernière, parce que la douleur demande la santé dont l'enflure n'est qu'un semblant. Or, celui qui demande est plus près du salut, attendu que celui qui demande reçoit (Luc. XI, 10). D'ailleurs, celui qui guérit ceux qui ont le cœur brisé a en exécration ceux qui sont enflés d'orgueil, selon ces paroles de la sagesse : « Dieu résiste aux superbes, mais il donne sa grâce aux humbles. » [Et celles de l'Apôtre qui dit : « J'avertis tous ceux qui sont parmi vous, en vertu de la grâce qui m'a été donnée, de n'être pas plus sage qu'il ne faut, mais de l'être sobrement » (Rom. XII, 3). Il ne défend pas d'être sage, mais d'être plus sage qu'il ne faut. Or, qu'est-ce qu'être sage avec sobriété ? C'est observer avec vigilance ce qu'il faut savoir plus que toute autre chose et avant toute autre chose. Car le temps est court ; or, toute science est bonne en soi, lorsqu'elle est fondée sur la vérité. Mais vous qui, à cause de la brièveté du temps, avez hâte d'opérer votre salut avec crainte et tremblement, ayez soin de savoir avant tout, et mieux que tout, ce qui peut contribuer davantage à ce dessein. Les médecins du corps ne disent-ils pas qu'une partie de la médecine consiste à choisir dans les viandes et à discerner celles qu'on doit manger avant, de celles qu'on doit manger après, quelle nourriture on doit prendre, et comment on la doit prendre ? Car, bien qu'il soit certain que les choses que Dieu a créées pour être mangées sont bonnes, vous ne laissez pas de vous les rendre mauvaises, si vous n'observez quelque manière et quelque ordre pour les prendre. Appliquez aux sciences ce que je viens de dire de la nourriture du corps.]
Mais il vaut mieux vous renvoyer au Maître. Car cette parole n'est pas de moi, mais de lui, ou plutôt elle est à nous, puisqu'elle est la parole de la Vérité : « Celui, dit-il, qui pense savoir quelque chose ne sait pas encore comme il doit savoir » (I Cor. VIII, 2). Vous voyez qu'il ne loue pas celui qui sait beaucoup, s'il ne sait aussi la manière de savoir, et que c'est en cela qu'il place tout le fruit et l'utilité de la science. Qu'entend-il donc par la manière de savoir ? Que peut-il entendre, sinon de savoir dans quel ordre, avec quelle ardeur, et à quelle fin on doit connaître toutes choses ? Dans quel ordre, c'est-à-dire qu'il faut apprendre en premier lieu ce qui est plus propre pour le salut. Avec quel goût, attendu qu'il faut apprendre avec plus d'ardeur, ce qui peut nous exciter plus vivement à l'amour de Dieu. A quelle fin? pour ne point apprendre dans le but de satisfaire la vaine gloire, ou la curiosité, ou pour quelque autre chose semblable, mais seulement pour notre propre édification, ou pour celle du prochain. Car il y en a qui veulent savoir, sans se proposer d'autre but que de savoir, c'est là une curiosité honteuse. [Il y en a qui veulent savoir, afin qu'on sache qu'ils sont savants, et c'est une vanité honteuse, et ceux-là n'éviteront pas la censure d'un poète satirique qui les raille agréablement lorsqu'il dit : « Vous croyez ne rien savoir, si un autre ne sait que vous savez quelque chose » (Perse, Sat. I).] Il y en a qui veulent savoir pour vendre leur science, c'est-à-dire pour amasser du bien, ou obtenir des honneurs, et c'est un trafic honteux. Mais il y en a aussi qui veulent savoir pour édifier les autres, c'est la charité ; et il y en a qui veulent savoir pour s'édifier eux-mêmes, et c'est prudence.
De ces différents savants, ces deux derniers sont les seuls qui n'abusent point de la science, attendu qu'ils ne veulent savoir que pour bien faire. Or, comme dit le Prophète, « les connaissances sont bonnes à ceux qui les mettent en pratique » (Psaume CX). Mais c'est pour les autres que cette parole est dite : « Celui qui sait le bien et ne le fait pas, on lui imputera sa science a péché » (Jacques IV, 17). Comme s'il disait par cette comparaison : De même qu'il est nuisible à la santé de prendre de la nourriture, et de ne la pas digérer, attendu que les viandes mal cuites et mal digérées par l'estomac engendrent de mauvaises humeurs, et corrompent le corps au lieu de le nourrir : ainsi lorsqu'on bourre de science l'estomac de l'âme, qui est la mémoire, si cette science n'est digérée par la chaleur de la charité, si elle ne se répand ensuite dans les membres de l'âme, si je puis parler ainsi, en passant dans les mœurs et dans les actions, si elle ne devient bonne par le bien qu’elle connaît, et qui sert à former une bonne vie, ne se change-t-elle pas en péché, comme la nourriture en de mauvaises humeurs ? [Le péché n'est-il pas, en effet, une mauvaise humeur, et les mœurs dépravées ne sont-elles pas aussi de mauvaises humeurs ? Celui qui tonnait le bien et ne le fait pas ne souffre-t-il pas dans la conscience des enflures et des tiraillements ? Il entend au dedans de lui-même une réponse de mort et de damnation, toutes les fois qu'il pense à cette parole du Seigneur : « Le serviteur qui sait la volonté de son maître et ne la fait pas, sera beaucoup battu » (Luc. XII, 47). Peut-être est-ce au nom de cette âme que le Prophète se plaignait, quand il disait : « J'ai mal au ventre, j'ai mal au ventre » (Jer. IV, 19). Si ce n'est que cette répétition semble marquer un double sens, et nous oblige à en chercher encore un autre que celui que nous avons donné. Car je crois que le Prophète a pu dire cela en parlant de lui-même, parce qu'étant plein de science, brûlant de charité, et désirant extrêmement épancher sa science, il ne trouvait personne qui se souciât de l'écouter; sa science lui devenait ainsi comme à charge, parce qu'il ne la pouvait communiquer.] Voilà comment ce pieux docteur de l'Église plaint le malheur de ceux qui méprisent d'apprendre comment il faut vivre, et de ceux qui, le sachant, ne laissent pas de mal vivre.