La lecture liturgique de cette semaine est le livre de Tobie. la TOB nous dit que le texte nous est parvenu sous trois formes différentes : une forme longue (en grec), une forme courte (en grec), et « une dernière forme » qui « mérite d’être signalée parce que c’est celle qu’a connue toute la tradition de l’Eglise latine à partir du Ve siècle » : la Vulgate, « traduction effectuée par saint Jérôme d’après un original araméen, travail hâtif qui nous renseigne autant sur la personnalité ascétique du traducteur et sa conception du mariage que sur les nuances du texte original ».
C’est une façon polie, si l’on veut, de dire que c’est un travail bâclé qui ne rend rien des nuances de l’original mais nous montre seulement à quel point saint Jérôme était un rabat-joie englué dans l’austérité de l’Ancien Testament (comme le suggère aussi la Bible de Jérusalem). Et la TOB ne nous donne ensuite, bien sûr, aucune des « nuances » que saint Jérôme aurait vues. Il s’agit uniquement de l’enfoncer.
On remarque que la TOB traduit (comme les autres Bibles modernes) la « version longue », ce qui contredit deux des sacro-saints principes de l’exégèse contemporaine : 1- on doit choisir le texte qui a le plus de témoins, or la version courte figure dans de nombreux manuscrits alors que la version longue figure dans un seul et unique manuscrit ; 2 - la version courte d’un texte est toujours la version la plus ancienne, donc la plus authentique. La TOB ne signale même pas cette difficulté. La Bible de Jérusalem dit que l’unique version longue « paraît être la plus ancienne », parce qu’elle correspond à des « fragments de Qumran » (comme si c’était un argument, vu qu’on trouve tout et n’importe quoi à Qumran, qui était essentiellement une poubelle de manuscrits dont on ne voulait plus…). Or la TOB est obligée plus d’une fois de « corriger » le texte long par le texte court, et même de combler deux « lacunes » (?) du texte long par le texte court…
Ce qui me frappe, moi, est que le texte de la Vulgate est une merveille en soi. Ce que l’on reproche à mots couverts à saint Jérôme, ce serait d’avoir « inventé » que Tobie et Sara, une fois mariés, restent trois jours et trois nuits en prière avant de s’unir charnellement. Mais cela correspond au fond de l’histoire : les sept premiers maris de Sara sont morts parce qu’ils étaient mus par la concupiscence, et pour chasser le démon de la luxure il faut jeûner et prier. C’est ce qu’explique ensuite Tobie dans sa prière : il se marie non pas « par passion » mais pour fonder une famille. Et les trois jours et trois nuits correspondent aux trois jours et trois nuits que Sara a passés dans sa chambre après qu’une servante lui a reproché de tuer ses maris. Rien de tout cela ne figure en effet dans les textes grecs, où Sara monte dans sa chambre avec l’idée de se suicider. Sic.
Or saint Jérôme n’a pas pu inventer ce qu’on lui reproche si légèrement. Si la TOB parle de travail « hâtif », c’est à cause de ce que dit saint Jérôme lui-même de sa traduction : il explique qu’il avait un manuscrit araméen de Tobie, mais que, ne connaissant pas bien cette langue, il a fait appel à un homme extrêmement versé (peritissimus) à la fois en araméen et en hébreu. Cet homme (vraisemblablement un des rabbins de sa connaissance) lisait le texte araméen, le traduisait à haute voix en hébreu, et Jérôme le traduisait à haute voix en latin à un secrétaire qui le mettait par écrit. Cela s’est fait en une seule journée*. Il est donc manifeste que saint Jérôme n’a eu le loisir de penser à ajouter quoi que ce soit au texte araméen. Cette façon de procéder montre que la version de saint Jérôme est la traduction authentique du texte araméen. Donc en réalité c’est le plus ancien texte dont nous disposons. Et c’est le plus beau.
* Cette anecdote, d'autre part, réduit à néant le lieu commun de l'exégèse moderne (à l'exception du courageux Christophe Rico) - destiné à dévaluer la Vulgate - prétendant que saint Jérôme ne connaissait pas bien l'hébreu.