Au milieu du très long, trop long commentaire de L’Année liturgique sur la Fête Dieu (c’est un véritable livre, et non une introduction à la fête), on découvre quelques lignes… de Dom Guéranger. On sait que Dom Guéranger est mort après avoir écrit L’Année liturgique jusqu’à la Pentecôte. Il avait toutefois rédigé une note préparatoire à son exposé à venir sur la Fête Dieu, suivie de références à des pages de saint Augustin. Voici cette note, dont les derniers mots sont, du coup, spécialement émouvants…
La grande solennité a lui enfin, et tout l’annonce comme le triomphe de la foi et de l’amour. Nous le disions naguère, aux jours de l’Ascension, interprétant la parole du Christ : « Il vous est expédient que je me retire. » La soustraction de la présence visible de l’Homme-Dieu aux regards des mortels devait amener en eux, par l’énergique opération de l’Esprit-Saint, une plénitude de lumière et une ferveur d’amour dont le Sauveur n’avait pas été l’objet dans le cours de sa vie mortelle. Marie seule, illuminée du feu divin, avait pu accomplir envers lui, durant cette période, les devoirs que la sainte Église lui rend aujourd’hui.
Saint Thomas, dans son hymne céleste, chante ainsi : « Sur la croix, la divinité seule se dérobait aux regards ; ici, c’est l’humanité elle-même qui s’est cachée » (1). Et néanmoins, en aucun jour de l’année la sainte Église n’est plus triomphante, ni plus démonstrative. Le ciel est radieux ; la terre a revêtu sa parure brillante, pour en faire hommage à celui qui dit : « Je suis la fleur des champs » et le lis des vallons » (Cantique des cantiques 2,1). La sainte Église, non contente d’avoir préparé un trône sur lequel la mystérieuse Hostie recevra, durant toute une Octave, les hommages d’une cour empressée, a jugé que la pompe d’un triomphe doit précéder ces solennelles et miséricordieuses assises. Aujourd’hui, elle ne se contentera plus d’élever le Pain sacré, après la prononciation des paroles divines ; elle lui fera franchir le seuil du temple, au milieu des flots de l’encens, à travers les fleurs et la feuillée, et le peuple catholique, fléchissant les genoux, adorera de toutes parts sous la voûte du ciel son Roi et son Dieu.
Elles ne sont donc pas épuisées ces joies que chaque solennité de l’Année liturgique était venue successivement nous apporter. Elles revivent toutes dans celle d’aujourd’hui. Le roi-prophète l’avait prédit : « Le Seigneur a créé un mémorial de toutes ses merveilles : c’est l’aliment qu’il a préparé à ceux qui l’honorent » (psaume 110). La sainte Église tressaille d’enthousiasme, tenant entre ses mains l’Époux divin qui a dit : « Voici que je demeure avec vous jusqu’à la consommation du monde. » La promesse était formelle, et elle s’est accomplie. Nous le vîmes s’élever, il est vrai, de la cime du mont des Oliviers et aller s’asseoir à la droite du Père. Mais depuis le jour sacré de la Pentecôte où l’Esprit divin a pris possession de la sainte Église, le mystère auguste de la Cène sacrée s’est accompli, en vertu des paroles souveraines : « Faites ceci en mémoire de moi » ; et dès lors la race humaine n’a plus été veuve de son Chef et de son Sauveur.
Quoi d’étonnant alors que l’Église, en possession du Verbe de Dieu devenu ainsi sa chose, ait avancé tout à coup dans l’intelligence ? Les espèces sacramentelles qui protègent le mystère sont là, mais elles ne restent que pour introduire dans l’invisible…
(1) In cruce latébat sola Déitas, At hic látet simul et humánitas.