Dans le calendrier romain, depuis 1960, c’est la férie de carême qui prime. Mais dans le calendrier monastique c’est la fête de saint Grégoire le Grand. Il fut grand au carré et au cube et au-delà, car il fut un grand bénédictin, un grand pape, un grand docteur de l’Eglise, et le grand ordonnateur de la liturgie latine. Au moment de la « bataille de la messe » j’ai connu un moine qui parlait toujours de la « messe de saint Grégoire le Grand », et non de saint Pie V. Cela pour souligner que la messe traditionnelle n’est pas la messe « tridentine », mais qu’elle était déjà pour l’essentiel codifiée par saint Grégoire le Grand. De fait il aurait été bon de dire « la messe de saint Grégoire », comme les byzantins disent « la divine liturgie de saint Jean Chrysostome » (laquelle s’est fixée à peu près au même moment que se fixait la messe latine, aux XVe-XVIe siècles).
Le bréviaire bénédictin a donc un office propre, avec une série d’antiennes et de répons, tirés de la Vie de saint Grégoire le Grand écrite par Paul Diacre (VIIIe siècle). L’un des répons, émouvant, est de saint Grégoire lui-même, regrettant le temps où il était moine.
℟. Ecce nunc magni maris fluctibus quatior, pastoralis curæ procellis illisus : * Et cum priorem vitam recolo, quasi post tergum reductis oculis, viso littore suspiro.
℣. Immensis fluctibus turbatus feror, vix jam portum valeo videre quem reliqui. * Et cum priorem vitam recolo, quasi post tergum reductis oculis, viso littore suspiro.
Me voici donc maintenant battu des flots de la grande mer, brisé des tempêtes de la charge pastorale. Et lorsque, au souvenir de ma vie antérieure, je jette mes regards derrière moi, à la vue du rivage qui s’éloigne, je soupire.
Plein de trouble, je me sens emporté par des vagues immenses ; à peine aperçois-je encore le port que j’ai quitté. Et lorsque, au souvenir de ma vie antérieure, je jette mes regards derrière moi, à la vue du rivage qui s’éloigne, je soupire.
C’est extrait du début de ses Dialogues, et Paul Diacre a également cité tout le passage au début de sa Vita. En voici la traduction par l’abbé Henry (1855) :
Mon esprit, battu par les vagues de mes pénibles occupations, se rappelle le bonheur qu'il goûtait jadis au monastère, alors qu'il voyait à ses pieds tout ce qui passe, et qu'il planait au-dessus de ce monde éphémère. Les biens célestes étaient le seul objet de ses pensées ; dans l’élan de sa contemplation, il secouait les liens de sa mortalité et franchissait les barrières de sa prison de boue ; enfin la mort elle-même, que tous regardent comme un affreux supplice, il la chérissait comme le vestibule de la vie et la récompense de ses travaux. Mais maintenant la charge pastorale le force de subir les tracassantes affaires du siècle, et après avoir joui d'un si doux, d'un si magnifique repos, il lui faut se souiller de la poussière des choses de la terre. Une charitable condescendance l'a-t-elle obligé de se répandre au dehors, lorsqu'il veut rentrer en lui-même, incontestablement il se trouve moins d'aptitude pour ses exercices spirituels. Ainsi je pèse mes souffrances, je pèse mes pertes, et la considération des avantages dont je suis privé rend mon fardeau plus accablant encore. Les vagues de la grande mer me battent de toutes parts, et la tourmente d'une furieuse tempête brise la frêle nacelle de mon âme. Aux souvenirs de ma vie première, je soupire comme à la vue d'un tranquille rivage laissé derrière moi. Mais ce qu'il y a de plus fâcheux encore, c'est que, emporté par les vastes flots, je puis à peine, dans mon trouble, apercevoir le port que j'ai quitté.
L’une des antiennes dit :
Dum paginae sacrae mysteria panderet, columba nive candidior apparuit.
Alors qu’il expliquait les mystères de la sainte Écriture, une colombe plus blanche que la neige apparut.
La colombe du Saint-Esprit explique l’Ecriture à Grégoire. Le diacre Pierre est prêt à écrire ce que le pape va lui dicter. Illustration du Registrum Gregorii de Trèves, recueil des lettres de saint Grégoire (fin du Xe siècle).