A force de rejeter les déviations liturgiques post-conciliaires, puis le texte même du concile, puis le mouvement liturgique précédent, certains en arrivent à vouloir remettre en vigueur des pratiques véritablement aberrantes, qu’on croyait enfin disparues, comme la récitation du rosaire pendant la messe. Il y a ainsi sur le blog Rorate Caeli un grand article qui incite à cette pratique, et qui donne le texte des méditations d’un « rosaire eucharistique » dû à un certain Francis Xavier Lasance, prêtre américain de Cincinnati.
Selon l’étrange doctrine eucharistique de l’article (qui eut cours, en effet, un temps, dans l’Eglise latine), le prêtre est le seul à offrir le sacrifice, donc les laïcs pendant ce temps-là font ce qu’ils veulent. C’était le temps où l’on n’avait plus aucune notion du peuple de Dieu réuni pour offrir le sacrifice et y participer par la communion : la communion elle-même était déconnectée de la messe – il y avait même des messes où l’on donnait la communion avant de commencer (mais à la plupart des messes on ne communiait pas)…
L’auteur de l’article prétend trouver une preuve de cette doctrine dans l’Orate fratres. Selon lui, « meum ac vestrum sacrificium » indique bien que l’on distingue « entre l’oblation du prêtre et les offrandes des laïcs ».
Mais tant le bon sens que l’histoire de la liturgie lui donnent tort. Le texte parle d’un seul sacrifice, sacrificium, au singulier, qui est le mien, dit le prêtre, et le vôtre.
Jusqu’au Xe siècle, le prêtre ne disait que « Priez », ou « priez pour moi », ou « priez pour moi pécheur (le Seigneur notre Dieu) », ou autre formule semblable. Durand de Mende (XIIIe siècle) donne la formule : « Priez pour moi, mes frères, comme je prie pour vous. » (Orate pro me, fratres, et ego pro vobis). Le P. Pierre Lebrun explique que la formule consacrée par le missel de saint Pie V a fait son apparition vers 880 dans un texte de Remi d’Auxerre. C’était pour cet auteur une explication de ce qui venait d’être dit : « Priez, mes frères, c’est-à-dire, priez pour que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréable au Seigneur. » C’est cette formule qui fut reprise ici et là, à voix basse, par des prêtres, et qui fut finalement consacrée dans le missel de saint Pie V. Quoi qu’il en soit on relève la formulation sans équivoque de Remi d’Auxerre : « mon sacrifice, qui est aussi le vôtre ».
Signalons également que dans le premier Memento le prêtre parle à Dieu de ceux qui participent à la messe, « pro quibus tibi offerimus, vel qui tibi offerunt hoc sacrificium laudis » : pour lesquels nous t’offrons, ou qui t’offrent ce sacrifice de louange. Le P. Lebrun commente : « Les fidèles offrent le sacrifice de louange en s’unissant au prêtre pour offrir avec lui spirituellement le sacrifice de Jésus-Christ, qui est le vrai sacrifice de louange et d’action de grâces, le seul capable d’honorer Dieu et de nous procurer toutes sortes de grâces pour le salut. » (Je cite la phrase en entier parce qu’il y en a aussi qui refusent que le sacrifice de l’autel soit le même que le « sacrifice de louange » qui serait celui des laïcs.)
Il va de soi que si l’on fait un peu attention à ce qui se passe pendant la messe on n’a pas le temps, pas la disponibilité, de dire le rosaire.
D’autre part, il est bien évident que si le P Lebrun, au XVIIIe siècle, a écrit sa remarquable Explication de la messe, à la fois très érudite et très simple, ce n’est pas pour inciter les fidèles à faire d’autres dévotions pendant la messe.
Il est bien évident que si dom Guéranger, au XIXe siècle, a écrit sa monumentale Année liturgique, avec ses longs commentaires des messes, ce n’est pas pour qu’on pense à autre chose.
Il est bien évident que lorsque saint Pie X supplie que l’on permette aux fidèles de puiser à la « source première et indispensable » qu’est « la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l'Eglise », ce n’est pas pour qu’ils puisent pendant la messe à d’autres sources…