L’évangile est celui du paralytique qu’on descend par le toit devant Jésus. Jésus lui dit : tes péchés te sont remis. Ce qui provoque la bronca, pour le moment intérieure, des pharisiens et des docteurs de la loi. Car Dieu seul peut remettre les péchés. Or Jésus leur dit : « Qu’est-ce qui est plus facile, de dire “tes péchés te sont remis”, ou “lève-toi et marche” ? » Et le paralytique est instantanément guéri. Ce qui veut dire que Jésus lui a réellement pardonné ses péchés, ce qui veut dire que Jésus est réellement Dieu.
C’est pourquoi « la stupeur les saisit tous », et remplis de crainte religieuse, de la crainte qu’on éprouve devant la manifestation de la majesté divine, ils disaient : « Vidimus mirabilia hodie. »
La traduction va de soi : « Nous avons vu des merveilles aujourd’hui. » Le mot “merveille” (attesté dès le XIe siècle) vient en droite ligne de “mirabilia”, et l’on n’est guère étonné de trouver ce mot, puisque ces mirabilia, ces choses étonnantes et qui nous ravissent, ces miraculeuses merveilles de Dieu se trouvent un peu partout dans la Bible, près de 40 fois dans les psaumes, quand ce n’est pas Dieu lui-même qui est qualifié de “mirabilis”.
Et pourtant, en dehors de Crampon, aucune traduction ne dit « merveilles ». La grande majorité dit « choses étranges », et d’autres « prodigieuses ».
Ce qui montre en passant que Fillion, ou Glaire, contrairement à ce qu’ils disent, ne traduisent pas la Vulgate. Ou plus exactement s’en écartent dès que la Vulgate s’écarte des textes « originaux ».
Il se trouve en effet que le “mirabilia” de la Vulgate ne traduit pas, apparemment, le mot grec qui désigne habituellement les merveilles de Dieu. Le grec ici dit παράδοξα, paradoxa : littéralement des choses contraires à l’opinion commune, contraires à ce que l’on attend, d’où extraordinaires ou étranges. Du mot grec vient le français paradoxe, paradoxal. Et le grec a aussi ce sens, d’abord pour désigner les paradoxes stoïciens.
On voit que le mot a tous ces sens-là dans l’évangile : les gens viennent de voir quelque chose d’étrange, d’extraordinaire, vraiment contraire à l’opinion commune. Et de paradoxal, aussi, puisque Jésus montre qu’il guérit l’âme en guérissant le corps, qu'il est Dieu alors qu'il est un homme.
Mais finalement paradoxa, au nominatif masculin paradoxos, a fini par vouloir dire “merveilleux”, dans une circonstance précise : c’est le titre donné à un athlète qui remporté une victoire particulièrement éclatante, ou à un artiste qui a produit une œuvre extraordinaire.
Or dans la double guérison du paralytique, Jésus vient de se montrer le Paradoxos, le Merveilleux. Et c’est sans doute pourquoi παράδοξα a été traduit (dans tous les manuscrits) par “mirabilia”, et que saint Jérôme, en révisant les textes, a laissé cette traduction. Comme Dieu dans les psaumes est Mirabilis.
Peut-être Olivier Messiaen pensait-il à cela, lui qui ne se rassasiait pas de louer les merveilles de Dieu (c’est même son insistance qui m’a fait comprendre de quoi il s’agissait), lorsque dans son opéra Saint François d’Assise Frère Bernard demande à l’ange quel est son nom et que celui-ci répond : « Ne me demande pas mon nom, ne me demande pas mon nom : il est Merveilleux » (citation en fait de Juges 13,18). La musique alors montre que c’est vraiment son nom.