Tandis que Bernard, cet homme chéri de Dieu et des hommes, florissait par toutes ces vertus et tous ces miracles dans la vallée qu'il habitait, ainsi que dans les villes et les contrées voisines, que les besoins de sa maison le forçaient bien souvent de parcourir, il commença aussi à se voir entraîné vers des contrées plus éloignées, par sa charité pour ses frères et par obéissance à ses supérieurs, pour rétablir la paix et la bonne intelligence compromises entre les Eglises et les princes du monde. Souvent, avec l'aide de Dieu, il terminait ces différends. Car, par la vertu de la foi, bien plutôt que par l'esprit de ce monde, il rendait possible une foule de compromis qui semblaient impossibles; on peut dire qu'il transportait des montagnes, aussi devenait-il de jour en jour plus admirable et plus vénérable aux yeux de tout le monde. Mais, où la force de sa prédication commença particulièrement à éclater, c est dans la façon dont il touchait et convertissait le cœur de ses auditeurs, en quoi il réussissait tellement qu'il revenait rarement à vide à la maison. Ce pêcheur de Dieu finit, grâce à ses heureux progrès et à son habitude de la parole, aussi bien qu'à l'exemple de toute sa conduite, par faire entrer dans les filets de la parole de Dieu une telle multitude de poissons raisonnables, qu'il semblait qu'il allait pouvoir en remplir chaque fois la barque de sa maison. Aussi, bientôt, par un miracle plus grand que tous ceux qu'il fit dans toute sa vie, seul, languissant, à demi-mourant et ne pouvant que parler, il rendit la vallée de Clairvaux, jusqu'alors fort obscure, une claire-vallée de nom et d'effet, d'où se répandit, comme du sommet d'une haute montagne, dans tous les bas lieux de la terre, l'éclat d'une lumière divine. Et, maintenant, dans cette vallée qu'on appelait autrefois la vallée de l'Absinthe, la vallée amère, les montagnes font tomber de douces pluies. Demeurée vague jusqu'alors et stérile pour toute espèce de bien, elle devint féconde en froment spirituel, et ses flancs déserts s'engraissèrent tellement de la rosée du ciel et des bénédictions de Dieu, en même temps que sa population, en se multipliant, se vit remplie de tant de bonheur, qu'il semble que c'est là que s'accomplissent ces paroles du prophète à Jérusalem : «Les enfants que vous aurez après les jours de votre stérilité, vous diront encore : le lieu ou nous sommes est trop étroit, donnez-nous une place où nous puissions habiter. Et vous direz en votre cœur : Qui m'a donné ces enfants, à moi qui étais stérile et qui n'avais point d'enfants? Qui les a nourris (Isa. XLIX, 20 et 21)?»
En effet, déjà de l'endroit trop étroit de la vallée où s'élevaient les bâtiments du cloître, on avait dû, par une inspiration divine, les transporter dans un endroit plus uni et plus spacieux, et là ils s'accrurent dans de grandes proportions; la place manqua néanmoins encore à la foule de leurs habitants. Des maisons de cet ordre, des filles de cette maison, ont peuplé une foule de déserts, en deçà et au-delà des Alpes et de la mer, et tous les jours, il y a une affluence nouvelle à Clairvaux, et, tous les jours encore, il faut chercher de nouveaux emplacements. De tous côtés, on demande des religieux à Clairvaux, qui en envoie partout; car les rois des nations et les princes de l'Église s'estiment heureux, ainsi que les villes et des pays entiers, quand ils ont le bonheur d'obtenir un établissement fondé par la maison et sous la règle de l'homme de Dieu. Que dis-je, c'est au-delà même des terres habitées par les hommes et jusque dans les contrées barbares, là où la brutalité de la nature semble avoir dépouillé tout ce qu'il y a d'humain dans l'homme, que cette forme de religion est allée se fixer. Par elle, dans ces contrées, de véritables bêtes sauvages se changent en hommes, et, en s'habituant à vivre avec des hommes, apprennent d'eux à chanter au Seigneur un cantique nouveau. Voilà pourquoi le pêcheur de Dieu, sur l'ordre du Seigneur, ne se lasse point de jeter son filet pour prendre de nouveaux poissons, dont les nouveaux pris remplacent ceux qui s'en vont, en sorte que cette sainte communauté ne diminue jamais. C'est le résultat qui s'est produit jusqu'à ce, jour et qui se produit encore à la suite de ses admirables coups de filets dans les villes de Châlons-sur-Marne, de Reims, de Paris, de Mayence, de Liège et de beaucoup d'autres encore; en Flandre aussi et en Germanie, en Italie, en Aquitaine et dans toutes les autres contrées où il arrive que la nécessité conduise encore de nos jours l'homme de Dieu. La grâce du Saint-Esprit, coopérant avec lui partout où il va, il ne revient jamais de nulle part qu'il n'en ramène son abondante capture.
Guillaume de Saint-Thierry