Le patriarche d’Antioche des maronites, le cardinal Boutros Bechara Raï, va se rendre ces prochains jours en Arabie saoudite et y rencontrer le roi Salmane et le prince héritier Mohammed ben Salmane.
L’invitation officielle a été faite par le chargé d’affaires de l’Ambassade saoudienne au Liban le 1er novembre au siège patriarcal de Bkerké.
Puisque tout est aujourd’hui « historique », on souligne donc le caractère « historique » de la visite, et pour faire bonne mesure on ajoute que c’est donc une véritable première, certains n’hésitant pas à préciser (citant des spécialistes) que c’est une première depuis…. le temps du prophète de l’islam, comme si la monarchie saoudienne existait depuis le VIIe siècle…
En réalité, S.B. Boutros Bechara Raï n’est ni le premier prélat, ni le premier patriarche, ni le premier cardinal, à entrer officiellement en Arabie saoudite et à y rencontrer le roi. Il y eut le cardinal Pignedoli, en 1974, ès qualités de président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, et le patriarche grec-orthodoxe d’Antioche Elias IV en 1975. Mais de fait c’est de l’histoire ancienne et la visite de S.B. Boutros Raï est un événement considérable.
Le patriarche aurait pu s’abstenir de commenter : « Mon rôle n’est pas politique et chacun sait qui est le patriarche maronite. » Or chacun sait précisément quel rôle politique éminent joue le patriarche au Liban.
Il se trouve que sa visite à Riyad suit celles de Samir Geagea (Forces libanaises) et de Sami Gemayel (Kataeb) en septembre, et du Premier ministre Saad Hariri fin octobre. Visite officielle, s’entend, puisque Saad Hariri est au moins aussi souvent en Arabie saoudite qu’au Liban. C’est d’ailleurs d’Arabie saoudite qu’il vient d’annoncer sa démission, à la surprise générale, surtout dans ce contexte…
Car la visite du patriarche s’inscrit dans le contexte des manœuvres de l’Arabie saoudite contre l’Iran – donc de s’assurer de ses alliés libanais chrétiens et sunnites contre les chiites du Hezbollah.
D’autre part il y a le contexte interne à l’Arabie saoudite, et de ce point de vue la visite du patriarche maronite pourrait être un signal vers une certaine ouverture.
Coup sur coup, le régime wahhabite a annoncé que les femmes pourraient conduire une voiture sous certaines conditions, qu’elles auraient accès aux tribunes de deux stades de foot…
Plus important, le roi a annoncé la création d’une Haute Autorité chargée d’élaborer une « référence scientifique solide et indiscutable qui permettra de vérifier l’authenticité des hadiths », afin de supprimer « « tous les textes qui contredisent les enseignements de l’islam et justifient que des crimes, des meurtres et des actes terroristes soient commis en son nom ». Si c’est vrai, il y a du boulot… Et ça risque de faire des vagues…
Mais cette annonce va de pair avec la destitution, voire l’arrestation, de nombreux prédicateurs « extrémistes », et avec diverses initiatives du prince héritier Mohammed ben Salmane al Saoud (la police religieuse n’a plus le droit d’arrêter les gens dans la rue), et son discours choc du 24 octobre (à Riyad, pas à Paris ou à Londres, même si c'est devant des hommes d'affaire) :
« L’Arabie saoudite n’était pas comme ça avant 1979 […] Nous voulons juste revenir à ce que nous avions, un islam modéré ouvert au monde, ouvert à toutes les religions. 70% de la population en Arabie saoudite a moins de 30 ans. Et franchement, nous n’allons pas perdre les 30 prochaines années à gérer des idées extrémistes. On va les détruire aujourd'hui. On veut vivre une belle vie qui traduise notre religion modérée et nos bonnes manières pour coexister et vivre avec le monde. »
On peut assurément dauber sur l’islam modéré d’avant 1979, mais le discours du prince héritier n’est pas un exercice diplomatique, et il est en phase avec son projet de révolution économique dont le symbole doit être une gigantesque ville nouvelle futuriste appelée Neom.
Mohammed ben Salmane al-Saoud, fils de la troisième femme du roi Salmane, a 32 ans. Il a été désigné prince héritier à la surprise générale en juin dernier, et donc vice-Premier ministre. Il est aussi président du Conseil des affaires économiques, et ministre de la Défense depuis 2015.