En reprenant Spe Salvi, je me suis aperçu qu’il y avait là une première : c’est la première encyclique, depuis le concile Vatican II, qui ne donne aucune citation du concile, qui ne fait aucune allusion à ce concile.
C’est d’autant plus remarquable qu’une partie importante de l’encyclique aborde des thèmes traités dans la constitution Gaudium et Spes.
Mais voilà. Cette constitution pastorale, « L’Eglise dans le monde de ce temps », qui prétendait « esquisser quelques-uns des traits fondamentaux du monde actuel » et même répondre à des questions « urgentes », ignorait totalement, en 1965, le communisme qui étendait sa dictature et son esclavage sur un tiers de la planète.
Dans son encyclique, Benoît XVI met le communisme à sa place dans l’histoire de la profanation de l’espérance, montre comment Lénine avait dû élaborer (et avec quelles conséquences) ce que Marx avait oublié d’indiquer (tout simplement ce que l’on fait après la révolution…), et souligne que la véritable erreur de Marx est le matérialisme. Il n’y a rien non plus sur le matérialisme dans Gaudium et Spes. Ou plutôt c’est pire : le mot y apparaît une fois, pour signaler en passant que la vie de beaucoup de nos contemporains est « imprégnée de matérialisme pratique ».
On relève aussi dans l’encyclique qu’« une autocritique de l’ère moderne » est « nécessaire », et qu’il « convient » qu’à cette autocritique « soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne ».
On mettra ces considérations en perspective avec ce qui était au cœur du discours de Paul VI le 7 décembre 1965, à savoir le jour même de la signature de la constitution Gaudium et Spes :
« L'Eglise du Concile, il est vrai, ne s'est pas contentée de réfléchir sur sa propre nature et sur les rapports qui l'unissent à Dieu : elle s'est aussi beaucoup occupée de l'homme, de l'homme tel qu'en réalité il se présente à notre époque : l'homme vivant, l'homme tout entier occupé de soi, l'homme qui se fait non seulement le centre de tout ce qui l'intéresse, mais qui ose se prétendre le principe et la raison dernière de toute réalité. (…)
« L'humanisme laïque et profane enfin est apparu dans sa terrible stature et a, en un certain sens, défié le Concile.
« La religion du Dieu qui s'est fait homme s'est rencontrée avec la religion (car c'en est une) de l'homme qui se fait Dieu.
« Qu'est-il arrivé ? Un choc, une lutte, un anathème ? Cela pouvait arriver ; mais cela n'a pas eu lieu. La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l'a envahi tout entier. La découverte et l'étude des besoins humains (et ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absorbé l'attention de notre Synode.
« Reconnaissez-lui au moins ce mérite, vous, humanistes modernes, qui renoncez à la transcendance des choses suprêmes, et sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme.
« Et dans l'humanité, qu'a donc considéré cet auguste Sénat, qui s'est mis à l'étudier sous la lumière de la divinité ? Il a considéré une fois encore l'éternel double visage de l'homme : sa misère et sa grandeur, son mal profond, indéniable, de soi inguérissable, et ce qu'il garde de bien, toujours marqué de beauté cachée et de souveraineté invincible. Mais il faut reconnaître que ce Concile, dans le jugement qu'il a porté sur l'homme, s'est arrêté bien plus à cet aspect heureux de l'homme qu'à son aspect malheureux. Son attitude a été nettement et volontairement optimiste.
« Un courant d'affection et d'admiration a débordé du Concile sur le monde humain moderne. Des erreurs ont été dénoncées. Oui, parce que c'est l'exigence de la charité comme de la vérité mais, à l'adresse des personnes, il n'y eut que rappel, respect et amour. Au lieu de diagnostics déprimants, des remèdes encourageants ; au lieu de présages funestes, des messages de confiance sont partis du Concile vers le monde contemporain : ses valeurs ont été non seulement respectées, mais honorées ; ses efforts soutenus, ses aspirations purifiées et bénies. »
Quiconque vient de lire Spe salvi trouvera le contraste violent.
On dira qu’en faisant cela je ne me conforme pas à la volonté de Benoît XVI d’élaborer une « herméneutique de la continuité ».
Je ne le crois pas. Et cela pour deux raisons.
La première est que ce passage du discours de Paul VI est l’expression et a été un moteur de « l’esprit du concile », esprit de rupture avec la tradition. Ce n’est pas moi qui porte atteinte à une herméneutique de la continuité, c’est Paul VI, et ceux qui se sont servis de ce passage (qui est objectivement une interprétation forcée du texte de Gaudium et Spes, surtout, évidemment, si on l’isole de ce que Paul VI dit avant et après).
La seconde raison est que ce même pape, Benoît XVI, qui veut à très juste titre une herméneutique de la continuité (à laquelle s’est déjà attaché Jean-Paul II sous divers rapports), et qui dans son motu proprio sur la messe évoque la continuité de l’évolution liturgique, est la même personne qui à plusieurs reprises a dénoncé le fait que pour la première fois dans l’histoire on ait confié à des experts le soin de fabriquer une liturgie.
L’herméneutique de la continuité ne va pas sans une « autocritique du christianisme moderne ».