A la suite du premier tour de la présidentielle au Parlement turc, l’état-major de l’armée a lancé un sévère avertissement au gouvernement : « Le problème qui a récemment surgi dans l'élection présidentielle se concentre sur la question de la remise en cause de la laïcité », dit l’état major, qui énumère une série d'activités religieuses organisées récemment, en particulier pour des enfants et dans des écoles, qu'il désigne comme autant de tentatives d'éroder le système laïque. « Le problème est d'autant plus grave qu'une part importante de ces activités se sont tenues avec l'approbation et au su des autorités administratives qui sont censées les prévenir. Cet état d'esprit réactionnaire a pris courage avec certains développements et paroles survenus ces derniers jours et a étendu le champ de ses activités », qui « violent clairement le principe d'attachement (du futur président) au régime républicain non seulement en parole mais aussi dans la pratique. » « Les forces armées turques afficheront ouvertement leur position et leurs attitudes lorsque cela deviendra nécessaire. Personne ne doit avoir de doute à ce sujet », ont menacé les militaires, rappelant que les forces armées étaient « des protectrices déterminées de la laïcité ».
Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a réagi aujourd’hui en affirmant que le peuple turc s'opposerait à toute tentative de déstabilisation du pays. Dans un discours devant le Croissant rouge turc, louant les efforts de cette organisation à combattre les désastres naturels, Erdogan a déclaré que « l'unité politique et la structure sociale (pouvaient aussi) parfois être victimes de désastres. « Cette nation a payé un prix élevé, douloureux quand les fondements de la stabilité et de la confiance ont été perdus. Mais elle n'autorise plus, et n'autorisera plus, les opportunistes qui attendent et ouvrent la voie au désastre », a-t-il ajouté.
Outre les récriminations contenues dans le communiqué, il est manifeste que l’armée n’accepte pas laperspective de voir Mme Gül devenir la première dame du pays. On sait qu’elle milite activement pour le droit au port du voile dans les locaux publics. En 1998, elle avait mené une très médiatique opération à l'Université d'Ankara : suivie par une horde de caméras et arborant son voile, elle avait tenté de s'inscrire comme étudiante, se faisant refouler pour cause de foulard. Et elle avait porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme. En 2004 elle a renoncé à sa plainte, officiellement pour ne pas porter préjudice à la carrière politique de son mari. Selon certains, c’est parce qu’elle était sûre de perdre. Un an plus tard, la Cour européenne des droits de l'homme, dans une affaire similaire, donnait en effet raison à l’Etat turc, estimant que l'interdiction du foulard islamique à l'Université n'était pas une violation du droit à la liberté de conscience, de pensée et de religion. Comme toute bonne fille d’islamistes turcs, la fille du couple Gül met une perruque sur son voile pour aller à l’université.
Mme Gül serait la première femme d’un président turc à porter le voile. C’est à cela aussi que réagit l’armée, dont on note qu’elle n’a même pas attendu le résultat de la demande d’annulation du premier tour, déposée auprès de la Cour constitutionnelle par le principal parti d’opposition.
L'armée turque ne menace pas en l’air. Elle a accompli trois coups d'Etat, en 1960, 1971 et 1980, et a contraint à la démission, en 1997, le premier chef de gouvernement islamiste de Turquie, Necmettin Erbakan, le mentor politique d’Erdogan et de Gül.
L’affaire est donc assez sérieuse pour inquièter l’Union européenne, qui veut tant intégrer la Turquie. Le commissaire européen à l'Elargissement Olli Rehn a appelé l'armée turque à rester en dehors du processus électoral : « Il est important que l'armée laisse les prérogatives de la démocratie au gouvernement élu, et cela représente un test pour voir si les forces armées turques respectent la laïcité démocratique et l'organisation démocratique des relations entre civils et militaires. »
Où l’on voit que les braves défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie sont bien coincés. D’un côté, la Cour européenne des droits de l’homme donne raison au laïcisme turc, dont, en définitive, à l’armée. De l’autre, la Commission veut le respect de la démocratie, qui implique l’acceptation de l’islamisme au pouvoir…
Quand la laïcité c’est le coup d’Etat militaire, et quand la démocratie, c’est l’islamisme, qu’est-ce qu’on fait ? Ce serait amusant de poser la question aux prétendants à l’Elysée.