Fin du 27e sermon des « sermons divers » de saint Bernard.
Vous voyez donc que tous ceux qui se trouvent guéris de la lèpre du monde, je veux dire des désordres manifestes, ne profitent point, pour cela, de leur guérison. Plusieurs, en effet, sont secrètement atteints d'un ulcère pire que la lèpre, d'autant plus dangereux qu'il est plus intérieur. Aussi est-ce avec bien de la raison que le Sauveur du monde demande, dans l'Évangile, où sont les neuf autres lépreux, car le salut est bien loin des pécheurs (Luc XVII, 17). C'est ainsi qu'après son péché, il demande au premier homme où il est (Gen. III, 9), et que, au jugement dernier, il déclarera ouvertement qu'il ne connaît point les ouvriers d'iniquité (Luc. XIII, 27), puisque nous lisons dans le Psalmiste : "Le Seigneur connaît la voie des justes, la voie des impies périra (Psal. I, 6)."
Mais ce n'est pas non plus sans cause que c'est au nombre de neuf que se trouvent ceux qui ne reviennent point au Sauveur, ce nombre est, en effet, composé des deux autres nombres, quatre et cinq. Le mélange des sensualités corporelles et de la tradition évangélique, ne saurait être bon ; or, il se produit, quand nous voulons allier ensemble la soumission aux quatre Évangiles, et la satisfaction des cinq sens du corps.
Mais heureux le Samaritain qui reconnut qu'il ne possédait rien qu'il ne l'eût reçu (Luc XVII, 15) ; aussi conserva-t-il le dépôt qui lui avait été confié, et revint-il vers le Seigneur, en lui rendant grâces. Heureux celui qui, à chaque don de la grâce, revient à celui en qui se trouve la plénitude de toutes les grâces, car si nous nous montrons reconnaissants à son égard pour tout ce que nous en avons reçu, nous préparons la place en nous à la grâce, et nous nous rendons dignes de la recevoir en plus grande abondance. Il n'y a, en effet, que notre ingratitude qui arrête nos progrès après notre conversion, attendu que le donateur, regardant comme perdu tout ce que l'ingrat a reçu, se tient, par la suite, sur ses gardes, de peur de perdre, d'autant plus qu'il lui donnerait davantage. Heureux donc celui qui se regarde comme un étranger, et qui rend de très-grandes actions de grâces, même pour les moindres bienfaits, dans la pensée que tout ce qui se donne à un étranger et à un inconnu est un don purement gratuit.
Que nous sommes au contraire malheureux et misérables, lorsque, après nous être regardés dès le principe comme des étrangers, et nous être montrés d'abord assez timorés, assez humbles et assez dévots, nous oublions ensuite si facilement combien était gratuit ce que nous avons reçu, et nous présumons à tort, en quelque sorte, de l'amitié de Dieu, sans remarquer que nous nous rendons dignes de nous entendre dire que "les ennemis du Seigneur sont les gens mêmes de sa maison (Psal. LIV, 13)". Nous l'offensons plus facilement alors, comme si nous ne savions pas que nos fautes seront bien plus sévèrement jugées, selon ce que nous lisons dans le Psalmiste : "Si ce fût mon ennemi qui m'eût chargé de malédictions, je l'aurais certainement supporté (Psal. LIII, 13)."
Je vous en prie donc, mes frères, humilions-nous de plus en plus sous la main puissante de Dieu (I Petr 5,6), et faisons en sorte de nous tenir éloignés du vice si grand et si affreux de l'ingratitude. Tenons-nous avec une entière dévotion dans l'action de grâces, et nous nous concilierons la grâce de notre Dieu qui seule peut sauver nos âmes. Montrons notre reconnaissance, non pas seulement en paroles et du bout des lèvres, mais par les œuvres et en vérité, attendu que ce n'est pas le mot, mais l'acte de la reconnaissance qu'exige de nous Celui qui nous donne la grâce, le Seigneur notre Dieu qui est béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.
(Traduction Charpentier, 1866)