Tugan Sokhiev, 44 ans, est premier chef du Bolchoï à Moscou et directeur musical du Capitole de Toulouse. Il était. Car le maire de Toulouse l’a sommé de choisir entre ses deux postes, et dans la foulée a supprimé le festival franco-russe que Tugan Sokhiev avait créé dans la ville rose.
Tugan Sokhiev a répondu par un texte en russe publié sur un site russe, où il dit que puisqu’on doute de son désir de paix il démissionne de ses deux postes. Non sans dénoncer la dictature qui se répand contre les artistes russes. (Dans le même temps l’immense soprano Anna Netrebko a été congédiée du Metropolitan Opera de New York parce qu’elle n’a pas condamné Poutine. Elle avait dit clairement qu’elle était contre la guerre, mais ce n’est pas suffisant…)
Je sais que beaucoup de gens voulaient connaître ma position sur ce qui se passe en ce moment et attendaient que je m’exprime.
Il m’a fallu du temps pour réaliser ce qui se passe et pour exprimer les sentiments complexes que les événements actuels ont provoqués en moi.
Tout d’abord, je dois dire la chose la plus importante : je n’ai jamais soutenu aucun type de conflit. Je ne les accepte sous aucune forme ou manifestation. Le fait que quelqu’un puisse douter de mon désir de paix et penser que moi, en tant que musicien, je puisse un jour plaider pour autre chose que la paix dans notre monde est choquant et insultant.
Au cours des différents événements géopolitiques catastrophiques auxquels l’humanité a été confrontée ces vingt dernières années, au fur et à mesure de l’évolution de ma carrière professionnelle, je suis toujours resté aux côtés de mes collègues musiciens, et nous avons toujours apporté et exprimé ensemble notre soutien et notre sympathie à toutes les victimes de ces conflits.
C’est ce que nous, les musiciens, faisons : nous exprimons nos pensées par la musique, nous disons des choses émouvantes par la musique, nous réconfortons ceux qui en ont besoin par la musique. Nous, musiciens, avons la chance de pouvoir parler cette langue internationale qui peut parfois exprimer plus que tous les mots connus de la civilisation.
Je suis toujours très fier d’être un chef d’orchestre d’un pays à la culture aussi riche que la Russie, et je suis également très fier de faire partie de la vie musicale française depuis 2003. C’est ce que fait la musique. Elle relie des personnes et des artistes de différents continents et de cultures opposées, guérit l’âme des gens et donne l’espoir d’une existence pacifique sur cette planète.
La musique peut être dramatique, lyrique, drôle, triste, mais jamais offensante ! Je l’ai constaté à travers une collaboration fructueuse avec le grand orchestre de Toulouse. Mon formidable ensemble du Théâtre Bolchoï me le prouve chaque fois que je dirige des représentations en Russie ou lorsque nous sommes en tournée en Europe.
Tant à Toulouse qu’au Théâtre Bolchoï, j’ai régulièrement invité des chanteurs et des chefs d’orchestre ukrainiens. Nous n’avons même pas pensé à notre nationalité. Nous aimions faire de la musique ensemble et faire partie du monde musical. Et aujourd’hui, notre position est la même.
C’est pourquoi j’ai lancé le festival franco-russe de Toulouse : pour montrer à tous que les peuples de France et de Russie sont liés historiquement, culturellement, spirituellement et musicalement et que je suis fier de ce lien entre nos deux grands pays que j’aime.
Aujourd’hui, ce festival est combattu par les autorités de la ville de Toulouse. Quel dommage ! Je pense que ce festival peut davantage contribuer à établir des relations amicales que des déclarations politiques.
Ces derniers jours, j’ai été témoin de ce que je pensais ne jamais voir de ma vie. Aujourd’hui, en Europe, on me force à faire un choix et à préférer un membre de ma famille musicale à un autre.
Je suis obligé de choisir entre deux traditions culturelles.
On me force à choisir un artiste plutôt qu’un autre.
Je suis obligé de choisir un chanteur plutôt qu’un autre.
Bientôt, on me demandera de choisir entre Tchaïkovski, Stravinski, Chostakovitch et Beethoven, Brahms, Debussy. C’est déjà le cas en Pologne, un pays européen où la musique russe est interdite.
Je ne peux supporter de voir mes collègues – chefs d’orchestre, acteurs, chanteurs, danseurs, réalisateurs – menacés, méprisés et victimes de la « cancel culture ». Nous, les musiciens, avons une chance exceptionnelle, en jouant et en interprétant ces grands compositeurs, de contribuer à préserver l’humanité, à la maintenir dans la bonté et le respect de l’autre. Nous, musiciens, sommes appelés à utiliser la musique de Chostakovitch pour rappeler les horreurs qui ont frappé l’humanité pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous, les musiciens, sommes des ambassadeurs de la paix. Au lieu de nous utiliser, nous et notre musique, pour rassembler les nations et les gens, ils essaient de nous diviser et de nous ostraciser en Europe.
En raison de tout ce que j’ai dit ci-dessus, et devant faire face à un choix impossible entre mes chers Russes et mes chers musiciens français, j’ai décidé de démissionner de mon poste de directeur musical et de premier chef d’orchestre du Théâtre Bolchoï de Moscou, et je quitte mon poste de directeur musical de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse.
C’était et ce sera toujours un honneur de connaître, de travailler ensemble et de faire de la musique avec les artistes et les musiciens de ces deux grands ensembles. Je suis fier d’eux.
(Traduction du magazine Diapason.)