La personnalité de Jeanne d'Arc résiste aux rêveries du panthéisme comme son caractère se refuse aux explications du déisme. Que reste-t-il après cela? Il reste une troisième solution également négative, que j'ose appeler plus profonde que les deux autres. Cette solution-là date de loin ; elle est contemporaine de Jeanne d'Arc. Elle a été donnée par des hommes que je regrette de trouver dans mon sujet ; elle a été donnée par un tribunal dont je ne dirai qu'une chose en ce jour : c'est qu'il a su, depuis quatre siècles, fatiguer le mépris. Mais, s'il n'était pas réservé à ces âmes serviles et vénales de comprendre ce qui fait l'honneur d'un juge, l'indépendance du caractère et le respect de la faiblesse, il faut du moins leur reconnaître un mérite, celui d'avoir bien posé la question. Les juges de Rouen l’ont posée comme elle doit l'être : entre Dieu et Satan, entre le surnaturel diabolique et le surnaturel divin. Mais, s'ils l’ont bien posée, ils l'ont mal résolue : j'en atteste la sainteté de Jeanne d'Arc.
Non, Messieurs, ce n'est point parmi les saints que Satan choisit ses ministres : la vertu est le signe des envoyés de Dieu. C'est ce qu'écrivait Gerson six jours après la levée du siège d'Orléans ; et je suis heureux, pour l’honneur de l'université de Paris, de trouver du côté de Jeanne d'Arc le plus célèbre théologien de l'époque : cela console du zèle fougueux de ces docteurs dont la scolastique parlait anglais. Qu'eût dit le savant chancelier, si, au lieu de clore sa grande vie par ce témoignage rendu à l'héroïne de son temps, il avait pu la connaître telle qu'elle s'est révélée depuis, jusqu'à l'heure du supplice? Oui, sans doute, le doigt de Dieu apparaît dans cette prodigieuse carrière, lorsqu'on parcourt ces étapes de la victoire qui s'appellent Orléans, Jargeau, Patay, Troyes, Reims! Mais, je l'avoue, Jeanne d'Arc me paraît plus grande encore dans sa vie intime, cette vie de l'homme avec Dieu, qui donne la mesure de son mérite et de sa véritable grandeur : quand je la vois pieuse au milieu des camps comme dans le village natal, attendrie jusqu'aux larmes lorsqu'elle prie Dieu, mettant son bonheur à communier avec les petits enfants, chantant les hymnes de la Vierge à la suite de l'armée ; chaste, pure et inspirant la vertu à tous ceux qui l'approchent; douce au malheur, terrible au scandale ; rapportant à Dieu toute la gloire de ses succès, se dérobant aux honneurs qui viennent au-devant d'elle ; humble villageoise dans l'éclat d'une cour, servante de Dieu au milieu des hasards de la guerre, sainte sous l'armure du chevalier. Et lorsque arrivée à l'heure de l'abandon, à ce couronnement de la souffrance qui attend les grandes missions et qui achève les grandes vertus, je l'entends répondre à des arguties misérables par ces paroles que je ne puis pas redire sans émotion : « Je m'en attends du tout à Notre Seigneur — je m'en attends à l'Église ma mère — je m'en rapporte à Dieu et à notre saint père le pape » ; quand je la vois demander à ses juges, pour dernière grâce, de ne pas lui refuser la sainte eucharistie, et n'opposer à ses bourreaux que le calme de la résignation et la sérénité de l'innocence : oh ! non, je ne discute plus la sainteté de Jeanne d'Arc; elle rayonne, elle brille de tout l’éclat qu'emprunte au martyre une vertu héroïque ; et si je ne savais pas que l'Église a les délicatesses d'une mère qui craint de blesser l'honneur d'une partie de ses fils, je ne m'étonnerais que d'une chose, de ne pas voir Geneviève et Jeanne d'Arc, la vierge de Nanterre et la vierge de Domremy, associées dans un même culte comme les deux anges tutélaires de la France.
Petit extrait du panégyrique de Jeanne d’Arc prononcé dans la cathédrale d’Orléans le 8 mai 1860 par l’abbé Charles-Emile Freppel, qui était alors professeur d’éloquence sacrée à la Sorbonne. (Il prononcera un second panégyrique en 1867, et après avoir donné à la Sorbonne des cours éblouissants sur, notamment, les premiers pères de l’Eglise, il deviendra évêque d’Angers et député du Finistère, et l’un des inspirateurs de Rerum Novarum.)