Hilarion était d'un bourg nommé Tabate qui est assis, du côté du midi, à cinq milles ou environ de Gaza, ville de Palestine. Son père et sa mère étant idolâtres, cette rose, ainsi que l'on dit communément, fleurit au milieu de ces épines. Ils l'envoyèrent apprendre les lettres humaines à Alexandrie, où il donna des preuves d'un grand esprit et d'une grande pureté de mœurs, autant que son âge le pouvait permettre ; ce qui le rendit en peu de temps aimé de tous et savant en rhétorique. Mais, ce qui est incomparablement plus estimable, étant entré dans la foi de Jésus-Christ, il ne prenait plaisir ni aux fureurs du cirque, ni au sang des gladiateurs, ni aux dissolutions du théâtre, mais toute sa joie était de se trouver à l'église en l'assemblée des fidèles.
Ayant entendu parler de saint Antoine, dont le nom était si célèbre dans toute l'Égypte, l'extrême désir qu'il eut de le voir le fit aller dans le désert ; et aussitôt qu'il eut reçu cette consolation, il changea d'habit et demeura près de deux mois auprès de lui, observant avec grand soin sa manière de vivre et la gravité de ses mœurs, quelle était son assiduité en l'oraison, son humilité à recevoir ses frères, sa sévérité à les reprendre, sa gaîté à les exhorter, et comme nulle infirmité n'était capable d'interrompre son abstinence en toutes choses et l'âpreté de ses jeûnes.
Mais, ne pouvant souffrir davantage l'abord et la multitude de ceux qui venaient de tous côtés chercher saint Antoine pour être soulagés de diverses maladies, et particulièrement de l'obsession des démons, et disant que, puisqu'il n'y avait point d'apparence de voir dans le désert autant de monde que dans les villes, il fallait qu'il commençât ainsi qu'avait commencé Antoine, lequel, comme un vaillant soldat, pouvait alors jouir du fruit de ses victoires, au lieu que lui n'était pas encore seulement entré dans le combat, il s'en retourna en son pays avec, quelques solitaires; et ses parents étant déjà morts, il donna une partie de son bien à ses frères et l'autre aux pauvres, sans se réserver chose quelconque, à cause que cet exemple ou ce supplice d'Ananias et de Saphira, que nous voyons dans les Actes des apôtres, lui faisait peur, et principalement parce qu'il avait gravé dans son esprit cette parole de notre Seigneur : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne saurait être mon disciple. »
Il n'avait lors que quinze ans ; et, s'étant en cette sorte dépouillé de toutes choses et armé de Jésus-Christ, il entra dans cette solitude qui, étant sur la main gauche lorsque l'on va en Egypte le long du rivage, est éloignée de sept milles de Majma, où se fait tout le trafic de Gaza. Ces lieux étant remplis de meurtres par les brigandages qui s'y faisaient, et ses proches et ses amis l'ayant averti d'un si grand péril, il méprisa la mort pour éviter une autre mort. Chacun s'étonnait de son courage ; et on eût encore plus admiré qu'il fût capable en cet âge de prendre une telle résolution, si l'on n'eût vu reluire dans ses yeux cette flamme qui brûlait son cœur, et ces étincelles de sa foi si vive et si ardente. Si son teint était délicat, son corps et sa complexion ne l'étaient pas moins ; et, étant très sensible à toutes les injures de l'air, le moindre froid ou le moindre chaud était capable de lui donner beaucoup de peine.
Ainsi, se couvrant seulement d'un sac et prenant une tunique de poil (que le bienheureux Antoine lui avait donnée lorsqu'il prit congé de lui) avec un sayon de paysan, il s'arrêta, entre la mer et les marais, dans une vaste et effroyable solitude où il ne mangeait que quinze figues par jour après que le soleil était couché. Et comme cette contrée, ainsi que j'ai déjà dit, était toute pleine de voleurs, nul autre homme que lui n'avait jamais demeuré en ce lieu-là. Que pouvait faire le démon eu le voyant vivre de la sorte ? de quel côté se pouvait-il tourner ? Il en enrageait, et celui qui avait dit autrefois avec tant d'insolence et de vanité « Je monterai dans le ciel, j'établirai mon trône sur les astres et serai semblable au Très-Haut », se voyait vaincu par un enfant, qui le foulait aux pieds avant que son âge lui permît de pécher.
Début de la Vie de saint Hilarion par saint Jérôme, traduction de Benoît Matougues, 1838.