Les Hébreux mettent Judith parmi les apocryphes. Ce livre n’est pas d’une grande autorité pour confirmer ce qui pourrait être contesté ; cependant il est au rang des livres historiques et est écrit en chaldéen, et puisque le concile de Nicée l’a regardé comme canonique, je n’ai point fait difficulté de me rendre à ce que vous exigiez de moi avec tant d’instances ; ainsi renonçant à mes occupations ordinaires, quelque pressantes qu’elles fussent, j’ai employé une nuit entière à traduire ce livre, m’attachant moins à en rendre les mots que le sens ; j’ai même retranché une variété de leçons qui ne pouvait être que vicieuse, et je n’ai mis dans ma version que ce que j’ai trouvé de bien intelligible dans le texte original. Recevez donc ce livre qui vous montre dans la personne d’une sainte veuve l’exemple d’une chasteté parfaite et digne de tous les éloges, et Dieu qui a récompensé sa vertu, après lui avoir donné la force de surmonter l’ennemi commun de tous les hommes, veut encore que sa piété lui fasse des imitateurs.
Il est constant que le livre d’Esther a été extrêmement défiguré par les différents interprètes qui l’ont traduit. Pour moi, après l’avoir tiré des archives des Hébreux, j’y ai travaillé et me suis attaché à le rendre mot pour mot avec toute la fidélité dont je puis être capable. L’édition vulgate a fort étendu ce livre par des amplifications imaginaires et semblables à celles dont on remplit dans les écoles certains discours feints qui n’ont d’autre but que de servir d’exercice à l’éloquence. Vous donc, ô mes chères filles Paule et Eustochie, puisque vous avez quelque connaissance de l’hébreu et que vous n’ignorez pas les contestations qui règnent parmi les interprètes : examinez sur l’hébreu ma version latine, et vous verrez avec quelle fidélité je rends partout le texte original. Aussi peu sensible aux insultes des hommes qu’à leurs éloges, je ne cherche qu’à me rendre agréable aux yeux de Dieu, car « il brise les os de ceux qui s’étudient à plaire aux hommes », et ceux qui se conduisent de la sorte ne peuvent, selon l’Apôtre, être les disciples de Jésus-Christ.
Ces deux textes sont les préfaces de saint Jérôme (comme d’habitude des extraits de lettres) à sa traduction des livres de Judith et d’Esther (qui sont les lectures liturgiques de la fin septembre), dans la traduction de Lemaître de Sacy, qui les relègue parmi les « apocryphes » en tome 4 de sa traduction de la Bible, alors que le concile de Trente les a établis comme canoniques un siècle et demi plus tôt… Il est vrai que la Vulgate publiée selon le désir du concile de Trente reproduit ces textes de saint Jérôme qui ne reconnaissait pas le caractère canonique de ces livres...
Ces deux textes sont intéressants à plusieurs égards. On remarque notamment que pour Judith Jérôme dit avoir traduit (un texte araméen) plutôt d’après le sens (« magis sensum ad sensum quam ex verbo verbum ») et que pour Esther il a traduit mot à mot (« verbum e verbo ») un texte hébreu. Il est donc faux de prétendre aussi bien que saint Jérôme traduisait toujours mot à mot, ou qu’il traduisait toujours selon le sens.
On remarque aussi que pour Judith saint Jérôme a utilisé un texte araméen que nous n’avons plus. Les traductions actuelles de la Bible utilisent toutes le texte grec et ignorent absolument la traduction de saint Jérôme, qui est pourtant le témoin d’une autre vénérable tradition.
En ce qui concerne Esther, quand saint Jérôme parle de versions défigurées, il parle notamment de l’Esther grec, avec ses additions qu’il a néanmoins traduites mais en les mettant en appendice.
(Quand il parle de la Vulgate, il s’agit de la Vulgate de son temps, à savoir ce que nous appelons aujourd’hui la Vieille Latine, qui était une traduction de la Bible grecque. Quant au concile de Nicée il n’a pas déclaré canonique le livre de Judith, mais certains pères l’avaient cité.)