Aujourd’hui, le cœur guéri de cette blessure que l’affection charnelle rendait peut être trop vive, je répands devant vous, mon Dieu, pour cette femme, votre servante, de bien autres pleurs; pleurs de l’esprit frappé des périls de toute âme qui meurt en Adam. Il est vrai que, vivifié en Jésus-Christ ( I Cor. XV, 22), elle a vécu dans les liens de la chair de manière à glorifier votre nom par sa foi et ses mœurs ; mais toutefois je n’oserais dire que, depuis que vous l’eûtes régénérée par le baptême, il ne soit sorti de sa bouche aucune parole contraire à vos préceptes. Et n’a-t-il pas été dit par la Vérité, votre Fils : « Celui, qui appelle son frère insensé est passible du feu ( Matth. V, 22)? » Et malheur à la vie même exemplaire, si vous la scrutez dans l’absence de la miséricorde. Mais comme vous ne recherchez pas nos fautes à la rigueur, nous avons le confiant espoir de trouver quelque place dans votre indulgence. Et d’autre part, quel homme, en comptant ses mérites véritables, fait autre chose que de compter vos dons? Oh! si les hommes se connaissaient, comme celui qui se glorifie se glorifierait dans le Seigneur ( II Cor. X, 17)!
Ainsi donc, ô ma gloire! ô ma vie! O Dieu de mon coeur! mettant à part ses bonnes oeuvres, dont je vous rends grâces avec joie, je vous prie à cette heure pour les péchés de ma mère; exaucez-moi, au nom du Médecin suspendu au bois infâme, qui aujourd’hui, assis à votre droite, sans cesse intercède pour nous ( Rom. VIII, 34). Je sais qu’elle a fait miséricorde, et de toute son âme remis la dette aux débiteurs. Remettez-lui donc la sienne (Matth. VI, 12); et s’il en est qu’elle ait contractée, tant d’années durant qu’elle a vécu après avoir reçu l’eau salutaire, remettez-lui, Seigneur, remettez-lui, je vous en conjure; n’entrez pas avec elle en jugement ( Ps. CXLII, 2). Que votre miséricorde s’élève au-dessus de votre justice ( Jacq. II, 13)! Vos paroles sont véritables, et vous avez promis aux miséricordieux miséricorde (Matth. 5,7) Et vous leur avez donné de l’être, vous qui avez pitié de qui il vous plaît d’avoir pitié, et faites grâce à qui il vous plaît de faire grâce ( Exod. XXXIII, 19).
Et n’auriez-vous pas déjà fait ce que je vous demande? je le crois; mais encore, agréez, Seigneur, cette offrande de mon désir ( Ps. CXVIII, 108). Car aux approches du jour de sa dissolution elle ne songea pas à faire somptueusement ensevelir, embaumer son corps; elle ne souhaita point un monument choisi; elle se soucia peu de reposer au pays de ses pères; non, ce n’est pas là ce qu’elle nous recommanda; elle exprima ce seul voeu que l’on fit mémoire d’elle à votre autel : elle n’avait laissé passer aucun jour de sa vie sans assister à ses mystères. Elle savait bien que là se dispensait la sainte Victime par qui a été effacée la cédule qui nous était contraire j, et vaincu, l’ennemi qui, dans l’exacte vérification de nos fautes, cherche partout une erreur, et ne trouve rien à redire en l’Auteur de notre victoire. Qui lui rendra son sang innocent? Qui lui rendra le prix dont il a payé notre délivrance? C’est au sacrement de cette Rédemption que votre servante a attaché son âme ( Coloss. II, 14) par le lien de la foi.
Que personne ne l’arrache à votre protection; que, ni par force, ni par ruse, le lion-dragon ne se dresse entre elle et vous. Elle ne dira pas qu’elle ne doit rien, de peur d’être convaincue par la malice de l’accusateur, et de lui être adjugée; mais elle répondra que sa dette lui est remise par Celui à qui personne ne peut rendre ce qu’il a acquitté pour nous sans devoir.
Qu’elle repose donc en paix avec l’homme qui fut son unique mari, qu’elle servit avec une patience dont elle vous destinait les fruits, voulant le gagner à vous. Inspirez aussi, Seigneur mon Dieu, inspirez à vos serviteurs, mes frères, à vos enfants, mes maîtres, que je veux servir de mon coeur, de ma voix et de ma plume; tous tant qu’ils soient qui liront ces pages, inspirez-leur de se souvenir, à votre autel, de Monique, votre servante, et de Patricius, dans le temps son époux, dont la chair, grâce à vous, m’a introduit dans cette vie; comment? je l’ignore : qu’ils se souviennent, avec une affection pieuse, de ceux qui ont été mes parents à cette lumière défaillante; mes frères en vous, notre Père, et en notre mère universelle; mes futurs concitoyens dans l’éternelle Jérusalem, après laquelle le pèlerinage de votre peuple soupire depuis le départ jusqu’au retour; et que sollicitées par ces Confessions, les prières de plusieurs lui obtiennent plus abondamment que mes seules prières, cette grâce qu’elle me demandait à son heure suprême.
Saint Augustin, Confessions, Livre 9, ch. 13.