Jean Dupond est instituteur. On dit professeur des écoles, maintenant. Pour la rentrée 2008, on l’a affecté à une classe de CM2 de l’école Youri Gagarine de Mareil-Saint-Denis. Jean Dupond est un zélé fonctionnaire de l’Education nationale. Dès le deuxième jour de la rentrée, il va mettre en œuvre ce que le président de la République a demandé : que chaque enfant de CM2 se voie confier la mémoire d’un enfant français victime de la Shoah.
Il fait l’appel des élèves, et à chacun il confie le nom d’un enfant juif. A charge pour lui d’essayer d’en savoir un peu plus sur cet enfant.
Pour Ahmed, ce sera le petit David. Ahmed est un gentil garçon. Il n’a pas de grand frère, donc il ne fait pas encore partie d’un des gangs de sa cité. Il est plutôt content qu’on lui donne une responsabilité, qui a l’air grande, vu que le professeur paraît très ému et que tout cela est très solennel.
Ahmed commence donc à s’enquérir, avec l’aide de son père, qui tique au premier abord (un Arabe, célébrer la mémoire d’un juif…) mais s’intéresse à l’affaire : c’est l’occasion d’apprendre un peu d’histoire.
Mauvaise nouvelle : Ahmed apprend que les parents de David n’habitent plus la France, mais Israël. Et cela depuis la fin de la guerre. Ça ne va pas être facile de les contacter.
Bonne nouvelle : le père de David est assez connu, il a été colonel dans l’armée israélienne, et il habite une colonie en Cisjordanie.
Ahmed réussit donc assez facilement à trouver l’adresse des parents de David. Il écrit une belle lettre, que le professeur rend encore plus émouvante.
Pas de réponse.
Nouvelle lettre.
Toujours pas de réponse.
Ahmed est déçu. Jean Dupond est intrigué et prend l’affaire en mains. A force de recherches, il finit par trouver des documents sur la carrière du père de David.
Il apprend notamment qu’à Pâques 1947, le père de David était le chef d’un commando de la Haganah qui a investi plusieurs villages palestiniens, dont ils ont chassé les habitants. Mais dans le village de Gish, ils ont tué tout le monde. Y compris les enfants. C’est un enfant de Bireh, le village voisin, qui a fait l’horrible découverte. Avec ses parents et tous les habitants de Bireh, chassés par les soldats, ils s’étaient réfugiés à Gish qui était curieusement vide. Un jour que les enfants jouaient au ballon, l’un d’eux tomba parce que son pied s’était pris dans une branche. En se relevant, il découvrit que la branche était le bras d’un enfant de son âge. Tous les enfants de Gish avaient été massacrés et enterrés à la va-vite en ce lieu.
Jean Dupond est bouleversé. Dans un premier temps il ne veut rien dire à Ahmed. Mais celui-ci insiste tellement qu’il finit par lui raconter. Après tout, c’est bien ce que voulait le président de la République, que les enfants fassent une enquête pour s’approprier la mémoire de l’enfant disparu.
Ahmed est sidéré. Il n’avait jamais connu « la haine » jusqu’ici. Mais là, il sait ce que c’est. On veut le faire compatir à la douleur d’un père qui a massacré des enfants arabes. Il raconte cela à tous ses copains de la cité. On n’y parle plus que de cela. Le ton monte.
Le lendemain matin, l’école Youri Gagarine n’est plus qu’un tas de cendres.
Au moment où j’écris, les émeutes se poursuivent, s’aggravent et s’étendent. Déjà cinq membres des forces de l’ordre ont été tués, et il n’y a plus un magasin intact à Mareil-Saint-Denis ni dans les communes avoisinantes.
Le gouvernement paraît débordé et hésitant. Nicolas Sarkozy n’est pas là. Il est en voyage officiel en Israël. Où il a reçu le soutien de George Bush dans son combat contre le terrorisme.
[NB. Mareil-Saint-Denis n’existe pas. En revanche, Bireh et Gish étaient (avant d’être rasés) des villages palestiniens – chrétiens – et ce qui s’y est passé a été raconté par l’enfant même qui était tombé sur une « branche », Elias Chacour, devenu prêtre grec-catholique, aujourd’hui archevêque de Galilée, dans son livre Frères de sang.]