Comme Bernard, envoyé nouvellement à Clairvaux, devait recevoir l'ordination du ministère auquel il s'était associé, et que le siège de Langres, que regardait cette ordination, vaquait alors, les frères cherchèrent où ils le mèneraient pour être ordonné; et aussitôt s'offrit à eux l'excellente réputation du vénérable évêque de Châlons, le très-célèbre maître Guillaume de Champeaux, et il fut résolu de l'envoyer vers lui. Bernard se rendit à Châlons, emmenant avec lui un certain Helbold, moine de Cîteaux. Le jeune homme, d'un corps faible et moribond, et d'un extérieur chétif, entra dans la maison dudit évêque, suivi d'un moine plus âgé que lui, et remarquable par sa taille, sa force et sa beauté. A leur vue, les uns se mirent à rire, d'autres à railler, et d'autres, interprétant la chose selon son vrai sens, à révérer Bernard. Comme on demandait qui des deux était l'abbé, les yeux de l'évêque s'ouvrirent les premiers, et il reconnut le serviteur de Dieu, et le reçut comme tel. Comme, dans leur premier entretien particulier, la retenue de ses paroles montrait de plus en plus, mieux que n'aurait pu le faire aucun discours, la sagesse du jeune homme, l'homme sage comprit que l'arrivée de cet hôte était une visite divine. Les soins pieux de l'hospitalité ne lui manquèrent pas, jusqu'à ce que l'entretien en étant venu entre eux jusqu'à la familiarité et liberté de la confiance, Bernard se recommanda auprès de l'évêque plus encore par la sympathie qui naquit entre eux que par ses paroles. Enfin, depuis ce jour et cette heure, ils ne firent qu'un cœur et une âme dans le Seigneur, au point que, dans la suite, souvent l'un eut l'autre pour hôte, que Clairvaux était la propre maison de l'évêque, et que les gens de Clairvaux jouissaient non seulement de la maison de l'évêque, mais encore par lui de toute la ville de Châlons. Bien plus, par lui encore, la province de Reims et toute la Gaule furent dévotement excitées à révérer l'homme de Dieu. Tous apprirent de cet éminent évêque à accueillir et révérer Bernard comme l'ange de Dieu, car un homme, jouissant d'une si grande autorité, et qui affectionnait un moine inconnu et si humble, paraissait alors avoir pressenti en lui la grâce.
Peu de temps s'étant écoulé, comme la maladie de l'abbé s'était aggravée au point qu'on n'attendait plus que sa mort, ou pour lui une vie plus cruelle que la mort, l'évêque vint le voir. L'ayant vu, l'évêque dit qu'il avait l'espoir de lui conserver non seulement la vie mais encore la santé, s'il consentait à son dessein et souffrait que, conformément à la nature de sa maladie, on prît quelque soin de son corps ; mais Bernard ne pouvait être fléchi facilement sur la rigueur habituelle de sa vie. L'évêque se rendit vers le chapitre de Cîteaux ; et là, en présence de quelques abbés qui s'étaient assemblés, s'étant, avec une humilité pontificale et une charité sacerdotale, prosterné de tout son corps à terre, il demanda et obtint que Bernard fût remis en son obéissance, pour un an seulement. Que pouvait-on en effet refuser à une si grande humilité de la part d'un homme d'une telle autorité ? Etant donc retourné à Clairvaux, il fit faire à Bernard une petite maison hors du cloître et des murs du monastère, ordonnant de n'observer en rien à son égard, pour le boire ou le manger, ou autre chose de cette sorte, la règle de l'ordre ; de ne lui causer aucun souci sur le soin de la maison, et de le laisser vivre selon la manière établie par lui.
Dans ce même temps, je commençai à fréquenter Clairvaux et Bernard lui-même. L'étant allé voir avec un autre abbé, je le trouvai dans sa cabane, tel qu'on voit des lépreux dans les carrefours publics. Je le trouvai, d'après l'ordre de l'évêque et des abbés, comme on l'a dit, dégagé de toute inquiétude sur les soins intérieurs et extérieurs de la maison, tout entier à Dieu et à lui-même, et comme ravi dans les délices du Paradis. Etant entré dans cette chambre royale, comme je considérais l'habitation et l'habitant, cette maison, j'en atteste le Seigneur, m'inspira un aussi grand respect que si je me fusse approché de l'autel de Dieu. Je sentis autour de cet homme une si grande suavité et un si grand désir d'habiter avec lui dans cette pauvreté et simplicité, que si ce jour-là on m'eût donné le choix, je n'eusse rien tant souhaité que de rester toujours là avec lui pour le servir. Nous ayant tour à tour reçus avec joie, comme nous lui demandions ce qu'il faisait et comment il vivait, nous souriant à sa manière gracieuse : « Bien, dit-il ; moi, à qui jusqu'à présent obéissaient des hommes raisonnables, par le juste jugement de Dieu, j'ai été soumis à la domination d'une certaine bête sans raison. » Il parlait d'un homme grossier et vain, absolument ignorant, qui se vantait de le guérir de la maladie dont il était attaqué, et entre les mains duquel il avait été remis pour lui obéir, par l'évêque, les abbés et ses frères. Là, ayant mangé avec lui, quand nous pensions qu'un homme si malade et l'objet de tant de soins devait être traité de la manière convenable, la vue des mets qu'on lui servait par l'ordre des médecins et auxquels eût à peine touché un homme en bonne santé pressé par les angoisses de la faim, nous inspira du dégoût, et la règle du silence eut peine à nous empêcher d'assaillir de colère et d'injures ce médecin, comme un sacrilège et un homicide. Celui qui en était l'objet prenait tout indifféremment et trouvait tout bon ; ses sens étaient pervertis et son goût presque éteint, et à peine discernait-il quelque chose. En effet, on sait que pendant plusieurs jours il mangea pour du beurre du sang cru qu'on lui servit par erreur, il but de l'huile pour de l'eau, et il lui arrivait beaucoup de choses semblables. Il disait qu'il ne trouvait de goût qu'à l'eau, parce que quand il la buvait, elle lui rafraîchissait la gorge et le gosier.
Voilà donc l'état dans lequel je le trouvai ; c'est ainsi qu'habitait l'homme de Dieu dans sa solitude. Mais il n'était pas seul : avec lui étaient Dieu et la garde et la consolation des saints anges, comme le démontrèrent des signes manifestes. Une certaine nuit que son âme s'était en quelque sorte fondue au dedans de lui-même dans l'attention plus qu'ordinaire qu'il donnait à son oraison, légèrement endormi, il entendit comme les voix d'une nombreuse multitude passant près de lui. S'étant éveillé, et entendant plus distinctement ces mêmes voix, il sortit de la cellule où il était couché, et suivit ces voix qui s'éloignaient. Non loin de là était un lieu couvert d'épines et d'arbrisseaux, mais en ce moment bien différent de ce qu'il avait coutume d'être. Il s'y trouvait des chœurs disposés de distance en distance, et l'homme saint écoutait avec transport. Il ne connut le mystère de cette vision que lorsque, quelques années après, l'édifice du monastère ayant été reconstruit autre part, il vit que son oratoire était placé dans le même lieu où il avait entendu ces voix. Je demeurai quelques jours avec lui, moi indigne, m'étonnant partout où je tournais les yeux, comme si je voyais de nouveaux cieux, une nouvelle terre, les antiques sentiers de nos pères les premiers moines d'Egypte, et dans ces sentiers les traces récentes des hommes de notre temps.
Guillaume de Saint-Thierry, Vie de saint Bernard, ch. 7 (traduction Guizot).