L’épître de saint Clément Ier aux Corinthiens, écrite vers 95, est l’un des tout premiers textes chrétiens authentiques après ceux du Nouveau Testament. Elle fait même partie intégrante du Nouveau Testament dans l’un des plus prestigieux manuscrits bibliques, l’Alexandrinus.
Saint Clément intervient pour exhorter les Corinthiens à mettre fin à leur fronde contre leurs « presbytres ». L’épître est le premier texte qui affirme la succession apostolique. Et c’est aussi le premier où l’on trouve le mot « laïque ». Voici le passage en question (traduction Genoude) :
Chez les Juifs, le souverain pontife a des fonctions particulières, le prêtre un rang qui lui est propre, les lévites un ministère déterminé, le laïque des observances qui lui conviennent.
C’est ainsi, mes frères, que chacun de vous doit, dans la place où il se trouve, rendre grâce à Dieu, vivre avec une conscience pure, sans jamais sortir des règles de son ministère, ni des bornes de la modestie.
Chez les Juifs encore, on n’offre point partout le sacrifice perpétuel, ni le sacrifice pour les vœux, ni le sacrifice pour les péchés et les fautes légères, mais à Jérusalem seulement ; et là même, on ne l’offre pas dans tous les endroits de la ville indistinctement, mais devant le temple, à l’autel, quand la victime a été trouvée bonne par le souverain pontife et les autres prêtres dont nous avons parlé. Si quelqu’un enfreint les règles que Dieu même a fixées, il est puni de mort.
Vous le comprenez, mes frères : plus les lumières dont nous avons été honorés au sujet du sacrifice l’emportent sur celles des Juifs, plus il nous faut craindre d’en abuser.
Les apôtres nous ont prêché l’Évangile de la part de notre Seigneur Jésus-Christ, et Jésus-Christ de la part de Dieu. Dieu a envoyé Jésus-Christ, et Jésus-Christ les apôtres ; tout ici s’est passé régulièrement d’après la volonté du Seigneur. La mission donnée, les apôtres déjà persuadés par le miracle de la résurrection de Jésus-Christ, affermis depuis dans la foi par le Verbe lui-même, pleins des dons de l’Esprit saint, et par là au-dessus de toute crainte, sortirent du Cénacle annonçant l’approche du royaume de Dieu.
Lorsqu’ils annoncèrent la vérité dans les villes et les provinces, ils éprouvèrent les premiers convertis, à la faveur des lumières du Saint-Esprit, et les établirent évêques ou diacres sur ceux qui devaient croire. Et ce n’était pas une innovation, car depuis longtemps l’Écriture avait parlé d’évêques et de diacres, puisqu’il est dit quelque part : « J’affermirai leurs évêques dans la justice et leurs diacres dans la foi. »
Faut-il s’étonner si les apôtres, à qui le pouvoir de Jésus-Christ fut confié par le Seigneur lui-même, ont établi ceux dont nous venons de parler, puisque Moïse, ce saint et fidèle serviteur, fut ainsi placé sur toute la maison du Seigneur, et qu’il a consigné dans les livres saints tout ce qui lui fut prescrit ; et il eut en cela pour imitateurs les autres prophètes, qui s’accordent tous à rendre hommage à la sagesse de ses ordonnances.
Dans la rivalité du sacerdoce, à l’époque de la division des tribus qui se disputaient ce glorieux privilège, Moïse ordonna aux douze chefs de lui présenter des verges sur lesquelles chacun d’eux avait écrit le nom de sa tribu. Moïse les prit, les lia, les marqua du sceau des chefs, et les déposa immédiatement après dans l’arche d’alliance, sur l’autel du Seigneur ; et, les portes fermées, il mit un sceau sur les clés, ainsi qu’il l’avait mis sur les verges, et il dit aux chefs : « Mes frères, la tribu dont la verge aura fleuri sera celle que Dieu choisit pour lui offrir des sacrifices et l’attacher à ce ministère. » Or, le lendemain, au lever du jour, Moïse assemble tout Israël, et, à la vue de six cent mille hommes qui se trouvaient réunis, il montre les sceaux des clés aux chefs des tribus, ouvre le tabernacle d’alliance et tire les verges : et c’est alors qu’on vit que celle d’Aaron n’avait pas seulement des fleurs, mais encore des fruits. Que pensez-vous de ce prodige ? Moïse ne l’avait-il pas prévu ? Oui, sans doute, et il s’en servit pour arrêter la sédition dans le camp d’Israël, et faire glorifier le nom du seul et vrai Dieu. Gloire soit rendue à ce Dieu dans tous les siècles !
Les apôtres, éclairés par Jésus-Christ, ont connu qu’un jour des disputes s’élèveraient dans son Église, au sujet de l’épiscopat ; et voilà pourquoi, d’après cette connaissance certaine qu’ils avaient reçue d’avance, ils ont établi ceux dont nous avons parlé plus haut, et ont déterminé un ordre de succession ; ils ont voulu qu’après leur mort le ministère et les fonctions qu’ils exerçaient passassent à des hommes éprouvés.
Les prêtres établis par les apôtres et ceux qui furent choisis depuis par des hommes recommandables avec l’assentiment et l’approbation de toute l’Église, et qui gouvernèrent le troupeau de Jésus-Christ avec une humilité, une modération, une noblesse qui leur a concilié l’estime générale, ces hommes, tel est mon sentiment, ne peuvent sans injustice être exclus de leurs fonctions.
Nous-mêmes nous ne pourrions, sans nous rendre très-coupables devant Dieu, déposer de l’épiscopat des hommes dont la conduite fut sainte et irréprochable dans l’exercice de leur ministère. Heureux les prêtres qui, parvenus au terme de la carrière, trouvent dans une sainte mort la récompense d’une sainte vie ! ils ne craignent plus de se voir enlever la place qui leur était destinée.
Et vous, vous arrachez des ministres du Seigneur d’une vie exemplaire aux fonctions qu’ils exerçaient, non-seulement sans reproche, mais avec honneur !
Vous êtes d’un esprit contentieux, jaloux pour des choses qui ne mènent point au salut. Méditez les Écritures, ces vrais oracles de l’Esprit saint ; lisez-les avec attention, voyez si elles favorisent l’injustice et l’iniquité. Vous n’y verrez pas que les justes aient été chassés par les saints. Ils ont souffert des persécutions, mais de la part des méchants ; ils ont été jetés dans des prisons, mais par des impies ; ils ont été lapidés, mais par des hommes iniques ; ils ont été mis à mort, mais par des scélérats qu’animait une détestable jalousie. Et toutes ces souffrances, ils les ont supportées avec le plus noble courage.
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Cette épître a été présentée comme le premier témoin historique justifiant la primauté juridictionnelle universelle du pape. Mais ce n’est pas seulement anachronique, c’est faux. D’abord, si la paternité de saint Clément ne fait aucun doute, la lettre est adressée non par Clément mais par « l’Eglise qui séjourne à Rome à l’Eglise qui séjourne à Corinthe ». Clément ne se nomme pas, et ne commande rien en son nom. Son but n’est d’ailleurs pas de faire acte d’autorité, mais de calmer une dissension en faisant appel à la charité. Le fait qu’un Romain s’adresse à des Corinthiens n’indique pas non plus que l’évêque de Rome ait autorité sur une Eglise orientale. Corinthe avait été détruite par les Romains en 146 avant Jésus-Christ, reconstruite par César comme « colonie [romaine] de Corinthe en l'honneur de Jules », puis détruite par un tremblement de terre en 77 (une vingtaine d’années après les épîtres de saint Paul), puis reconstruite par Vespasien comme « colonie [romaine] Julia Flavia Augusta de Corinthe ». Au temps de saint Clément, elle est peuplée davantage de latins que de grecs (et de juifs), et comme son nom l’indique c’est une colonie romaine, qui est donc, du point de vue ecclésial, sous la juridiction de l’évêque de Rome. C’est seulement en 395, lors de la scission de l’empire, qu’elle passera sous domination byzantine.