Voici les vacances, et donc voici l’inévitable théologien qui nous entretient de la vertu d’eutrapélie. Cette fois, c’est le cher abbé Christian Gouyaud qui s’y colle, dans La Nef.
L’eutrapélie, c’est la « vertu du jeu », dit-il, citant saint Thomas d’Aquin (qui a trouvé le mot et la chose dans Aristote), avant de résumer les trois articles de la Somme théologique qui traitent de la question.
Bref, l’eutrapélie c’est la détente, la récréation, la plaisanterie de bon aloi, les vacances dans la bonne humeur… Et c’est une vertu parce que cette détente est nécessaire pour l’équilibre de l’homme, et même pour l’efficacité de son travail.
Mais il y a un problème. L’eutrapélie, on la trouve une fois, une seule fois, dans la Sainte Ecriture : c’est dans l’épître de saint Paul aux Ephésiens. Or il ne s’agit pas du tout d’une vertu. Il s’agit d’un vice. L’eutrapélie est associée à des mots qui veulent dire « grossièreté » ou « ignominie », « insanités ». Cela « ne convient pas », dit saint Paul, « mais plutôt l’action de grâce ». Et cela vient juste après un autre triple énoncé de vices : fornication, impureté, cupidité.
Le mot grec a été traduit en latin par scurrilitas : bouffonnerie. Et il s’agit d’une bouffonnerie qui tire sur la méchanceté, la raillerie. Le « bon mot » blessant.
Il est particulièrement incongru que saint Thomas d’Aquin fasse (massivement) appel à Cicéron pour expliquer ce qu’est (ou n’est pas) selon lui (c’est-à-dire selon Aristote), l’eutrapélie. En effet, il s’appuie sur un texte du De officiis de Cicéron titré… De scurrilitate et facetia, où le « jeu » aimable censé évoquer l’eutrapélie est opposé à la bouffonnerie, à la scurrilitas, le mot même que les Bibles latines utilisent pour traduire le grec « eutrapelia ». D’autre part, Plutarque parle de l’eutrapélie de Cicéron, qu’il jumelle avec… « sarcasme », pour dire que si cela faisait l’agrément de ses plaidoyers, « il en usait à satiété, blessant ainsi beaucoup de gens et s’attirant une réputation de méchanceté ».
Ainsi donc saint Thomas d’Aquin évoque longuement l’eutrapélie selon Aristote, en citant largement Cicéron, sans dire un mot de l’eutrapélie selon saint Paul. Or si le philosophe païen a raison, la Sainte Ecriture a tort.
C’est ainsi que l’eutrapélie est un marqueur : elle marque le moment où la théologie scolastique s’écarte de la Parole de Dieu pour se mettre à la remorque de paroles humaines.