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L’eutrapélie comme marqueur

Voici les vacances, et donc voici l’inévitable théologien qui nous entretient de la vertu d’eutrapélie. Cette fois, c’est le cher abbé Christian Gouyaud qui s’y colle, dans La Nef.

L’eutrapélie, c’est la « vertu du jeu », dit-il, citant saint Thomas d’Aquin (qui a trouvé le mot et la chose dans Aristote), avant de résumer les trois articles de la Somme théologique qui traitent de la question.

Bref, l’eutrapélie c’est la détente, la récréation, la plaisanterie de bon aloi, les vacances dans la bonne humeur… Et c’est une vertu parce que cette détente est nécessaire pour l’équilibre de l’homme, et même pour l’efficacité de son travail.

Mais il y a un problème. L’eutrapélie, on la trouve une fois, une seule fois, dans la Sainte Ecriture : c’est dans l’épître de saint Paul aux Ephésiens. Or il ne s’agit pas du tout d’une vertu. Il s’agit d’un vice. L’eutrapélie est associée à des mots qui veulent dire « grossièreté » ou « ignominie », « insanités ». Cela « ne convient pas », dit saint Paul, « mais plutôt l’action de grâce ». Et cela vient juste après un autre triple énoncé de vices : fornication, impureté, cupidité.

Le mot grec a été traduit en latin par scurrilitas : bouffonnerie. Et il s’agit d’une bouffonnerie qui tire sur la méchanceté, la raillerie. Le « bon mot » blessant.

Il est particulièrement incongru que saint Thomas d’Aquin fasse (massivement) appel à Cicéron pour expliquer ce qu’est (ou n’est pas) selon lui (c’est-à-dire selon Aristote), l’eutrapélie. En effet, il s’appuie sur un texte du De officiis de Cicéron titré… De scurrilitate et facetia, où le « jeu » aimable censé évoquer l’eutrapélie est opposé à la bouffonnerie, à la scurrilitas, le mot même que les Bibles latines utilisent pour traduire le grec « eutrapelia ». D’autre part, Plutarque parle de l’eutrapélie de Cicéron, qu’il jumelle avec… « sarcasme », pour dire que si cela faisait l’agrément de ses plaidoyers, « il en usait à satiété, blessant ainsi beaucoup de gens et s’attirant une réputation de méchanceté ».

Ainsi donc saint Thomas d’Aquin évoque longuement l’eutrapélie selon Aristote, en citant largement Cicéron, sans dire un mot de l’eutrapélie selon saint Paul. Or si le philosophe païen a raison, la Sainte Ecriture a tort.

C’est ainsi que l’eutrapélie est un marqueur : elle marque le moment où la théologie scolastique s’écarte de la Parole de Dieu pour se mettre à la remorque de paroles humaines.

Commentaires

  • Très bien dit :

    "C’est ainsi que l’eutrapélie est un marqueur : elle marque le moment où la théologie scolastique s’écarte de la Parole de Dieu pour se mettre à la remorque de paroles humaines."

    C est cette déviance qui à mon avis a ouvert la voie au luthéranisme, qui se veut retour à la Saint Écriture contre un catholicisme vu comme plus proche d'Aristote.

  • Pour être honnête, je trouve ce billet un peu étrange.
    D’abord, sans abuser du principe d’autorité, il me semble tout de même qu’il faut faire attention avant de s’en prendre au docteur commun de l’Eglise. Lorsque saint Thomas d’Aquin dit quelque chose qui me paraît bizarre, j’ai tendance à me dire que j’ai du mal comprendre, ou qu’il faut creuser. En l’occurrence, le sujet est assez minime, mais je ne vois a priori pas de problème majeur. Ne faisons pas de fétichisme verbal : ce qui compte, c’est la chose, pas le mot. Vérifions donc le sens que Saint Paul donne au mot eutrapélie dans Ephésiens V, 4, et regardons le sens que retient saint Thomas dans les articles de la Somme que vous citez. Je serais étonné qu’il y ait une contradiction. C’est un point important, mais très simple; faute de quoi, avec une bonne paire de ciseaux, on peut transformer saint Thomas en un parfait païen mécréant. Thèse audacieuse s’il en est ! Il y a par exemple un article de la Somme où saint Thomas présente la vengeance (vindicatio) comme une vertu. N’importe quel théologien humanitaro-moderniste aura vite fait de vous transformer ça en contradiction radicale avec l'Ecriture ! Mais si l’on regarde le texte de près, on comprend que saint Thomas condamne la vindicatio en un certain sens, mais la considère comme vertu en un autre sens. Bref, méfions-nous des mots. Dans le cas qui nous intéresse, je pense que saint Thomas doit présenter l’eutrapélie comme un juste milieu entre la sécheresse inhumaine du vieux barbon et la bouffonnerie bête et méchante de l'imbécile. Une sorte d’humeur plaisante de bon aloi (chose par ailleurs vantée par saint Paul, me semble-t-il). Mais comme Saint Paul utilise “eutrapélie” pour designer la grosse bouffonnerie indécente, il y a quiproquo.

    Tout cela nous donne surtout un bon petit programme de lecture !

    F.G.

  • Dans l'encyclique Humani generis le pape Pie XII a pris vigoureusement la défense de la théologie scolastique et il reste toujours vrai que saint Thomas d'Aquin soit le Docteur commun des fidèles.

  • cher abbé Christian Gouyaud, la vertu est un juste milieu. Ainsi en est-il de l'humour et de la bonne humeur, qui est quelque chose situé entre le ricanement sordide et la tête d'enterrement.

    Le génie de saint Thomas d'Aquin, c'est de ne pas se payer de mots mais de réalités. Et donc, dans ce domaine de l'eutrapélie dont l'Ecriture ne parle pas (ou peu) et qui concerne tout homme (et pas seulement la doctrine du salut), on peut se référer sans problème aux philosophes mais surtout, au dessus des philosophes, AU BON SENS, A L’EXPÉRIENCE DE TABLE où chacun à pu discerner l'humour qui vient au bon moment et qui est adapté à la situation, et l'humour qui tombe à plat. Ainsi, une bonne blague peut être mal venue durant une cérémonie de funérailles...

  • Sans doute n'ai-je pas été assez clair. Ce n'est pas l'abbé Gouyaud qui critique saint Thomas, c'est moi.

    Pour vous répondre: si on peut utiliser un mot dans un sens contraire à celui qu'il a dans la Sainte Ecriture, je ne vois pas où on va...

  • Eutrapélie...? Et bien voilà encore un mot que je ne connaissais pas!
    J'ai beau regarder dans mon Larousse 2009, entre "eutocique" et "eux" il n'y a que "eutrophisation"...
    J'en apprends chez vous Mr Daoudal. J'en apprends. Et je vous en remercie.

  • Je suis bien content d'être cômplètement ignorant.

  • Bonsoir,

    Je crois comprendre que c'est le mode de raisonnement, bien plus que l'objet du raisonnement, de Saint Thomas d'Aquin, qui est mis en cause par Yves DAOUDAL.

    Dans le cas d'espèce, la question n'est pas de savoir si Aristote ou Cicéron ont raison ou tort d'écrire ce qu'ils écrivent, mais la question est de savoir si l'auteur de la Somme théologique est fondé ou non à prendre appui sur des auteurs paiens, et non sur l'Ecriture ou la Tradition, pour évoquer une catégorie et un comportement dans un sens positif, alors que Saint Paul les évoque, pour sa part, d'une manière négative.

    Nous sommes davantage, ou au moins autant, en présence d'un problème "gnoséologique", que face à un problème "axiologique" : que les auteurs paiens cités et Saint Paul n'attribuent pas la même valeur à l'eutrapélie est une chose, mais que Saint Thomas priorise la référence à ces auteurs, et leur accorde une autorité, au lieu de prioriser la référence à Saint Paul, et de lui reconnaître son autorité, en est une autre, un peu plus problématique, et le caractère problématique de cette priorisation des auteurs paiens cités serait problématique, sur le plan méthodologique, même si Saint Paul était du même avis qu'eux, sur ce dont il est question.

    Si ce qui précède n'est point erroné, cela veut dire qu'Yves Daoudal est fondé à voir en la scolastique un univers à l'intérieur duquel on a parfois fait reposer la théologie morale davantage sur une vision non chrétienne que sur la vision chrétienne de la nature humaine.

    Je vous prie de bien vouloir m'excuser si je me suis trompé, et je vous dis à bientôt.

    A Z

  • Vous n'avez pas tort, mais ce n'est pas tout à fait ça. Ce qui est premier, dans ma note, c'est que saint Thomas donne à un mot une signification contraire à celle que lui donne saint Paul, en se fondant sur Aristote, et sans même faire mention de saint Paul.

    Certes je considère, personnellement, qu'on n'a pas besoin d'Aristote, ou de Cicéron, pour connaître la morale catholique et la pratiquer, mais je ne suis pas opposé à ce qu'on se serve d'auteurs païens pour conforter la morale naturelle, à condition que ce ne soit pas en contradiction avec l'Ecriture.

  • Dans la 2a-2ae, Question 148, article 6, Saint Thomas explique la bouffonnerie en s'appuyant sur Saint Paul :

    Objections : 3. Isidore fait de la bouffonnerie une fille de la luxure. Elle ne doit donc pas être placée parmi les filles de la gourmandise.

    Réponse : 4° Quant aux actes désordonnés. Et l'on parle alors de " bouffonnerie ", c'est-à-dire d'une certaine exubérance de mouvements provenant d'un défaut de la raison qui, ne pouvant maîtriser les paroles, ne peut pas non plus maîtriser les gestes extérieurs. A propos de ces mots de S. Paul (Ep V, 4) : " De même pour les mépris et les facéties ", la Glose ajoute : " Il s'agit là de bouffonnerie, c'est-à-dire d'une exubérance qui provoque le rire. " - Néanmoins on pourrait rattacher l'une et l'autre aux paroles en lesquelles il arrive de pécher soit par abondance, ce qui est le " verbiage ", soit par défaut de retenue, ce qui est la " bouffonnerie ".

    Solutions : 3. La bouffonnerie ou inconvenance dans les paroles ou les gestes provient de l'acte de gourmandise ; elle n'est pas causée par l'acte de luxure mais par son désir. Elle peut donc se rattacher à l'un ou à l'autre vice.


    Dans son commentaire sur l'Épître aux Éphésiens, voici ce que dit Saint Thomas sur ce verset (V, 4) en s'appuyant sur la Parole de Dieu :

    Et les bouffonneries, c'est à dire un parler exubérant, au moyen duquel certains veulent malencontreusement se rendre agréables aux autres : "De toute parole oiseuse que les hommes auront dite ils en rendront compte au jour du jugement (Mt XII, 36).

  • Bonsoir et merci,

    J'ai essayé moi aussi de remonter jusqu'à la source :

    " ARTICLE 2: Peut-il y avoir une vertu dans les activités de jeu?

    Objections:

    1. Non, semble-t-il. S. Ambroise dit en effet: " Le Seigneur a dit: "Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez !" je crois donc qu'il faut éviter non seulement les excès, mais aussi tous les jeux. " Or ce qui peut se pratiquer avec vertu n'est pas totalement à éviter. Il ne peut donc y avoir de vertu en ce qui concerne les jeux.

    2. La vertu est " une qualité que le Seigneur opère en nous sans nous ", comme il a été dit antérieurement. Or, selon S. Jean Chrysostome, " ce n'est pas Dieu qui inspire de jouer, mais le diable. Écoutez ce qui advint à ceux qui jouaient: "Le peuple s'assit pour manger et pour boire, puis ils se levèrent pour jouer" " (Ex 32, 6). Il ne peut donc y avoir de vertu concernant les jeux.

    3. Aristote dit: " L'activité de jeu n'est pas ordonnée à quelque chose d'autre. " Or il est requis de la vertu " que l'on choisisse d'agir en vue d'autre chose ", comme lui-même le montre,. Il ne peut donc y avoir de vertu dans les jeux.

    Cependant, il y a ce que dit S. Augustin: " Enfin je veux que tu te ménages: car il est bon que le sage relâche de temps en temps la vigueur de son application au devoir. " Or, une certaine détente de l'esprit par rapport au devoir s'obtient par les paroles et les actions de jeu. Il appartient donc au sage et au vertueux d'en faire parfois usage. D'ailleurs Aristote affecte aux jeux une vertu qu'il appelle " eutrapélie ", que nous pourrions traduire par enjouement.

    Conclusion:

    De même que l'homme a besoin d'un repos physique pour refaire les forces de son corps qui ne peut travailler de façon continue, car il a une vigueur limitée, proportionnée à des travaux déterminés, il en est de même de l'âme, dont la vigueur aussi est limitée, proportionnée à des oeuvres déterminées. Et c'est pourquoi, quand elle se livre à l'activité en dépassant la mesure, elle peine et par suite se fatigue; d'autant plus que, dans les oeuvres de l'âme, le corps travaille en même temps, puisque l'âme, même intellectuelle, se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Or il s'agit de biens sensibles qui sont connaturels à l'homme. C'est pourquoi, quand l'âme s'élève au-dessus des réalités sensibles pour s'appliquer aux oeuvres de la raison, il en résulte une fatigue psychique, que l'homme s'applique aux oeuvres de la raison pratique ou de la raison spéculative. Davantage cependant s'il s'applique aux oeuvres de la contemplation, car c'est ainsi qu'il s'élève davantage au-dessus des choses sensibles; bien que, dans les oeuvres extérieures de la raison pratique, il puisse y avoir une plus grande fatigue physique. Dans les deux cas cependant on se fatigue d'autant plus qu'on s'applique plus intensément aux oeuvres de la raison. Or, de même que la fatigue corporelle se relâche par le repos du corps, de même la fatigue de l'âme se relâche par le repos de l'âme.

    Le repos de l'âme, c'est le plaisir, on l'a vu quand on a traité des passions. C'est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l'âme en s'accordant quelque plaisir, qui interrompe l'effort de la raison. Dans les Conférences des Pères on peut lire que S. Jean l'Évangéliste, comme certains s'étaient scandalisés de l'avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l'un d'eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l'eut fait plusieurs fois, il lui demanda s'il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s'il continuait toujours, l'arc se briserait. S. Jean fit alors remarquer que, de même, l'esprit de l'homme se briserait s'il ne se relâchait jamais de son application.

    Ces paroles et actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'âme, s'appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d'en user de temps en temps, comme moyens de donner à l'âme un certain repos. C'est ce que dit Aristote lorsqu'il déclare que, " dans le cours de cette vie, on trouve un certain repos dans le jeu ". C'est pourquoi il faut de temps en temps en user.

    A ce sujet il semble qu'il y ait cependant trois défauts à éviter surtout. Le premier et le principal c'est qu'on ne cherche pas le plaisir dont on vient de parler dans des actions ou paroles honteuses ou nocives. C'est pourquoi Cicéron dit: " Il y a un genre de plaisanterie qui est grossier, insolent, déshonorant et obscène. " - Il faut aussi veiller à ce que la gravité de l'âme ne se dissipe pas totalement. C'est pourquoi S. Ambroise dit: " Prenons garde, en voulant détendre notre esprit, de ne pas perdre toute harmonie, qui est comme l'accord des bonnes actions. " Cicéron dit aussi: " De même qu'on ne donne pas aux enfants toute permission de jouer, mais seulement cette permission qui n'est pas étrangère aux actions honnêtes, de même dans le jeu lui-même doit briller la lumière d'un esprit vertueux. " - En troisième lieu il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux personnes, aux temps et aux lieux, et qu'il soit bien ordonné selon les autres circonstances, c'est-à-dire qu'il soit " digne du moment et de l'homme ", comme dit Cicéron.

    Tout cela est ordonné selon la règle de la raison. Or l'habitus qui opère selon la raison est une vertu morale. C'est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu'Aristote appelle " eutrapélie " (enjouement). Et on dit que quelqu'un est " enjoué " (eutrapélos) c'est-à-dire a le " retournement facile ", parce qu'il transforme facilement les paroles ou les actes en délassement. Et cette vertu, par cela même qu'elle empêche de manquer à la mesure dans les jeux, se rattache à la modestie.

    Solutions:

    1. Les plaisanteries, comme on l'a dit, doivent être en harmonie avec les questions traitées et avec les personnes. C'est pourquoi, selon Cicéron, quand les auditeurs sont las, " il n'est pas inutile à l'orateur de faire diversion en racontant quelque chose de nouveau ou qui prête à rire, à moins toutefois que le sérieux de la question traitée ne permette pas de plaisanter. " Or la doctrine sacrée se rapporte aux choses les plus hautes; on peut le lire dans les Proverbes (8, 6): " Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses. " C'est pourquoi S. Ambroise n'exclut pas absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de l'enseignement sacré. Il avait dit avant le texte cité par l'objection: " Quoique les plaisanteries soient parfois honnêtes et agréables, elles sont incompatibles avec l'enseignement de l'Église; comment pourrions-nous employer ce que nous ne trouvons pas dans les Saintes Écritures? "

    2. Ces paroles de Chrysostome visent ceux qui font usage des jeux de façon désordonnée, et principalement ceux qui n'ont pas d'autre but que le plaisir du jeu, ceux dont parle le livre de la Sagesse (15, 12): " Ils ont estimé que notre vie était un amusement. " Contre cela Cicéron dit: " Nous ne paraissons pas engendrés par la nature pour le jeu et la plaisanterie, mais plutôt pour l'austérité, et pour l'application à des choses plus sérieuses et plus hautes. "

    3. Les actions mêmes que l'on fait en jouant, considérées en elles-mêmes ne sont pas ordonnées à une fin. Mais le plaisir que l'on trouve en de telles actions est ordonné à la récréation et au repos de l'âme. De la sorte, si on le fait modérément, il est permis de se servir du jeu. C'est pourquoi Cicéron a dit aussi: " Il est permis d'utiliser le jeu et la plaisanterie, mais comme le sommeil et les autres délassements, c'est-à-dire après avoir satisfait aux obligations graves et sérieuses. "

    ARTICLE 3: Le péché par excès de jeu

    Objections:

    1. Il ne semble pas qu'il puisse y avoir de péché à jouer trop. En effet, ce qui excuse du péché n'est pas appelé péché. Or le jeu excuse parfois du péché. En effet beaucoup de choses, si elles étaient faites sérieusement, seraient des péchés graves, alors que, faites par jeu, elles ne sont plus des péchés, ou seulement des péchés légers. Il semble donc qu'il n'y ait pas de péché dans l'excès du jeu.

    2. Tous les vices se ramènent aux sept vices capitaux, dit S. Grégoire. Or l'excès dans les jeux ne semble pas se ramener à l'un des vices capitaux. Il ne semble donc pas qu'il soit un péché.

    3. Ce sont surtout les comédiens, dont toute la vie a pour but de jouer, qui paraissent donner trop d'importance au jeu. Donc, si l'excès du jeu était un péché, tous les comédiens seraient en état de péché. Pécheraient aussi, comme favorisant le péché, tous ceux qui emploient leurs services, ou qui leur accordent des subsides. Ce qui paraît être faux. Nous lisons en effet dans la Vie des Pères qu'il fut révélé au bienheureux Paphnuce qu'un jongleur allait devenir son compagnon dans la vie future.

    Cependant, on lit dans les Proverbes (14,13): " Dans le rire même le coeur trouve la peine, et la joie s'achève en chagrin. " Et la Glose ajoute " ... chagrin éternel ". Or c'est dans l'excès du jeu qu'il y a un rire désordonné et une joie déréglée. Il y a donc là un péché mortel, seul passible d'un chagrin éternel.

    Conclusion:

    Dans tout ce qui peut être dirigé selon la raison, l'excès consiste à dépasser la règle imposée par la raison, et le défaut ou manque consiste à rester au-dessous de la règle de raison. Or nous avons dite que les jeux ou les plaisanteries, en paroles ou en actes, peuvent être dirigés par la raison. C'est pourquoi l'excès dans le jeu s'entend de ce qui excède la règle de raison, ce qui peut se produire de deux manières. D'une première manière, par la nature des actions distrayantes, genre de plaisanterie que Cicéron qualifie de " grossier, insolent, déshonorant et obscène "; ce qui a lieu quand on emploie pour jouer des paroles ou des actions honteuses, ou encore de ces choses qui tournent au dommage du prochain et qui, de soi, sont des péchés mortels. Et ainsi il est clair que l'excès dans le jeu est un péché mortel.

    D'une autre manière, il peut y avoir aussi un excès dans le jeu quand font défaut les circonstances requises; lorsque par exemple on se livre au jeu à des moments ou en des lieux prohibés, ou encore d'une façon qui ne convient pas aux affaires traitées, ou aux personnes. Parfois cela peut devenir péché mortel, à cause de la violence de l'attachement au jeu, dont on préfère le plaisir à l'amour de Dieu, au point de ne pas craindre de pratiquer de tels jeux contre les commandements de Dieu ou de l'Église. Mais parfois cela n'est qu'un péché véniel lorsque, par exemple, on n'est pas tellement attaché au jeu qu'on veuille, à cause de lui, commettre quelque chose contre Dieu.

    Solutions:

    1. Certaines actions sont des péchés à cause de la seule intention, c'est-à-dire quand elles sont faites pour nuire à quelqu'un. Bien sûr, le jeu exclut cette intention, puisqu'on cherche à trouver du plaisir, et non à nuire. Dans ce cas le jeu excuse du péché, ou diminue le péché. - Mais il y a des actions qui, par leur espèce, sont des péchés, comme l'homicide, la fornication etc. De telles actions ne sont pas excusées par le jeu; bien plus, elles rendent le jeu " déshonorant et obscène ".

    2. L'excès dans le jeu fait partie de la " joie inepte ", dont S. Grégoire dit qu'elle est fille de la gourmandise. C'est pourquoi il est dit dans l'Exode: " Le peuple s'assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour jouer. "

    3. Comme nous l'avons dit le jeu est une nécessité de la vie humaine. Or tout ce qui est utile à la vie humaine peut être accompli par des métiers licites. C'est pourquoi même le métier de comédien, qui a pour but de délasser les hommes, n'est pas de soi illicite; les comédiens ne sont pas en état de péché, pourvu qu'ils pratiquent le jeu avec modération, c'est-à-dire en n'y employant pas de propos ou d'actions illicites, et en ne s'y livrant pas en des circonstances et des temps défendus. Alors même qu'en matière humaine ils n'auraient pas d'autre fonction envers les autres hommes, ils ont néanmoins, vis-à-vis d'eux-mêmes et de Dieu, d'autres occupations sérieuses et vertueuses; par exemple lorsqu'ils prient, lorsqu'ils mettent en ordre leurs passions et leurs actions, et parfois aussi lorsqu'ils font l'aumône aux pauvres. C'est pourquoi ceux qui leur accordent des subsides modérés ne pèchent pas, mais agissent avec justice, en leur attribuant le salaire de leurs services.

    Mais ceux qui dépensent leurs biens avec excès pour de telles gens, ou encore qui soutiennent les comédiens pratiquant des jeux illicites, ceux-là pèchent, car ils encouragent leur péché. C'est en ce sens que S. Augustin dit que " donner ses biens aux comédiens est un grand vice ". A moins, par hasard, qu'un comédien se trouve dans une extrême nécessité: il faudrait alors lui venir en aide. Car S. Ambroise écrit: " Donne à manger à celui qui meurt de faim. Celui que tu aurais pu sauver en lui donnant à manger, si tu ne l'as pas nourri tu l'as tué. "

    ARTICLE 4: Le péché par défaut de jeu

    Objections:

    1. Il semble que le défaut de jeu ne comporte aucun péché. Car aucun péché n'est prescrit au pénitent. Or S. Augustin, à propos du pénitent, parle ainsi: " Qu'il s'abstienne des jeux et des spectacles, celui qui veut obtenir une grâce parfaite de pardon. " Il n'y a donc pas de péché dans l'absence de jeu.

    2. Aucun péché ne trouve place dans l'éloge des saints. Or certains sont loués pour s'être abstenus du jeu. Jérémie dit en effet (15, 17): " jamais je ne me suis assis dans une assemblée de rieurs. " Et Tobie (3, 17 Vg): " jamais je ne me suis mêlé aux joueurs; et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère. " Il ne peut donc y avoir de péché dans l'absence de jeu.

    3. Andronicus dit que l'" austérité ", qu'il range au nombre des vertus, est " un habitus selon lequel on n'apporte pas aux autres les plaisirs de la conversation, et on ne les reçoit pas des autres ". Or cela se rapporte à un refus du jeu. L'abstention de jeu appartient donc davantage à la vertu qu'au vice.

    Cependant, Aristote, déclare que le défaut de jeu est un vice.

    Conclusion:

    Tout ce qui, dans les actions humaines s'oppose à la raison est vicieux. Or il est contraire à la raison d'être un poids pour les autres, lorsque par exemple on n'offre rien de plaisant, et qu'on empêche aussi les autres de se réjouir. C'est pourquoi Sénèque dit: " Conduis-toi sagement de façon que personne ne te tienne pour désagréable, ni ne te méprise comme vulgaire. " Or ceux qui refusent le jeu " ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent ", parce qu'ils n'acceptent pas les jeux modérés des autres. C'est pourquoi ceux-là sont vicieux, et on les appelle " pénibles et mal élevés ", avec Aristote.

    Mais, parce que le jeu est utile en vue du plaisir et du repos, comme aussi le plaisir et le repos ne sont pas recherchés dans la vie humaine pour eux-mêmes mais au service de l'activité, d'après Aristote, il en résulte que le défaut de jeu est moins vicieux que l'excès de jeu. C'est pourquoi Aristote dit qu' " en vue du plaisir il faut avoir peu d'amis ", car il suffit de peu de plaisir pour vivre, à la manière d'un condiment, de même qu'il suffit de peu de sel pour la nourriture.

    Solutions:

    1. Aux pénitents on prescrit de pleurer leurs péchés; c'est pourquoi le jeu leur est interdit. Ce n'est pas là un vice par défaut, car il est conforme à la raison que pour eux le jeu soit diminué.

    2. Jérémie parle là en accord avec un temps dont la situation réclamait plutôt des larmes. C'est pourquoi il ajoute: " je m'asseyais solitaire, car tu m'avais rempli d'amertume. " En revanche, ce qui est dit dans le livre de Tobie se rapporte à un excès de jeu. On le voit par ce qui suit: " ... et je n'ai pas fréquenté ceux qui ont une conduite légère. "

    3. " L'austérité ", selon qu'elle est une vertu, n'exclut pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs excessifs et désordonnés. C'est pourquoi elle semble se rattacher à l'" affabilité ", qu'Aristote appelle " amitié " ou à l'" eutrapélie " ou " enjouement ". Cependant Andronicus la nomme et la définit de cette façon à cause de son rapport avec la tempérance, qui réprime les plaisirs. "

    Mille excuses pour ce trop long message, bonne nuit et à bientôt.

    A Z

  • Je ne vois pas l'intérêt de mettre en commentaire le texte complet de saint Thomas, puisque je ne parle que d'un mot.

    Cela dit, on a ainsi les propos de Cicéron, mais sans la référence, et c'est cette référence qui m'importait: "De scurrilitate" = mauvaise bouffonnerie = eutrapélie.

  • Comme il est indiqué au début de la Somme, cette dernière a été conçue pour éviter la "répétition fréquente des mêmes choses".

    A ce titre, Saint Thomas se réfère des fois à ce qu'il a déjà dit, il renvoie implicitement ses lecteurs à ne pas oublier tout le "tracé" organique de son œuvre. C'est du pas à pas constant.

    C'est pourquoi, il n'est pas suffisant de consulter simplement la table des matières de la Somme pour penser trouver tel ou tel sujet à tel ou tel endroit. C'est à l'opposé des ouvrages modernes qui insistent sur une particularité qu'ils vont creuser sans fin, sans la ranger intelligemment dans une logique plus grande.

    L'ouvrage scolastique en soi est une synthèse large des choses dites, qui demande au lecteur de tout engloutir et de ne rien laisser de côté !

    On ne peut pas "picorer" en scolastique. Et c'est cette façon moderne de rechercher et d'appréhender la Somme qui induit une erreur de jugement à propos de Saint Thomas sur ces deux questions (la bouffonnerie et l'eutrapélie) qui ne sont pas du même ordre.

  • Le problème est justement que saint Thomas appelle eutrapélie la bouffonnerie... Ça n'a rien à voir avec picorer ou pas...

  • C'est simple. L'eutrapélie peut aussi être pris dans le sens de bouffonnerie, comme c'est le cas chez Saint Paul.
    D'ailleurs Saint Jean Chrysostome interprète pareillement ce mot dans son commentaire de l’Épitre aux Éphésiens : http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/chrysostome/ephesiens/ephes017.htm .

    Vous êtes censé savoir qu'un mot peut suivant le contexte (religieux ou profane notamment) et suivant les siècles changer de sens. Il ne faut pas s'arrêter de manière fixiste à une étymologie ou au dictionnaire qu'on a entre les mains.

    A partir de là, Saint Thomas traite dans deux articles différents la bouffonnerie et l'eutrapélie, tout simplement parce que ce sont deux choses différentes dans son esprit.
    Dans l'un, il cite précisément Saint Paul et s'y appuie pour argumenter son propos.
    Dans l'autre, il ne cite pas Saint Paul parce qu'il s'agit d'un autre sujet.

    Saint Thomas ne contredit en aucun cas Saint Paul et l’Écriture Sainte au profit des auteurs païens.

  • Je dois dire que je suis d'accord avec Aphraate. Cette petite discussion sur l'eutrapélie me semble en fait assez oiseuse. Vouloir tirer du fait que Saint Thomas d'Aquin cite Cicéron pour préciser le sens d'un mot des conclusions sur la trahison du christianisme par le docteur commun de l'Eglise, c'est une entreprise à mon sens désespérée, à laquelle il serait plus sage de renoncer. De même que l'Evangile n'est pas un ouvrage de physique théorique, ni de cosmologie, ni de zoologie, ce n'est pas non plus un dictionnaire, ni un traité de psycho. Il est normal que les saints docteurs aillent puiser dans la science profane, en l'occurrence chez les Anciens, des informations sur toutes sortes de choses. Je ne sache pas que sur les matières qui regardent le salut, saint Thomas en fassent de même, ce qui est l'essentiel.
    Tout cela étant dit, j'admire beaucoup le blog de Monsieur Daoudal, où j'apprends toujours plein de choses.

    F.G.

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