Un jour, en feuilletant un livre, je suis tombé sur ce portrait de Jésus que j’avais étudié des années auparavant, aux Beaux-Arts de Bologne. J’ai littéralement été saisi par ce regard qui plonge dans vos yeux : j’ai marqué une pause, très longue, qui n’avait rien de naturelle et j’ai compris qu’une rencontre s’opérait. Je n’étais pas seulement devant une page de l’histoire de l’art, mais devant autre chose. Il y avait un appel dans ce regard. C’était lui qui me regardait, tout simplement. Dans Sur le concept du visage du Fils de Dieu, ce regard du Christ est central et rencontre chaque spectateur, individuellement. Le spectateur est sans cesse observé par le Fils de Dieu. Montrer le visage du Fils de Dieu, c’est montrer le visage de l’Homme, Ecce Homo saisi au moment de la fragilité qui ouvre à la Passion.
***
L’incontinence du père est une perte de substance, une perte de soi. Elle est à mettre en regard avec le projet terrestre du Christ qui passe par la kenosis – du verbe grec kénoô : se vider –, c’est-à-dire par l’abandon de sa divinité pour intégrer pleinement sa dimension humaine, au sens le plus concret du terme. C’est le moment où le Christ entre dans la chair de l’homme en mourant sur la croix. Jésus est depuis toujours le modèle de l’Homme. Depuis la crucifixion, Dieu s’est abaissé jusque dans notre misère la plus triviale : il nous précède dans la souffrance en général, et dans celle de la chair en particulier.
***
Un homme mis devant d’autres hommes – les spectateurs –, qui, par un effet de miroir, se retrouvent eux-mêmes mis à nus. Nous regardons l’action théâtrale devant nous : un vieux père incontinent que son fils nettoie. Mais nous sommes en permanence regardés par le Christ. Notre apparent voyeurisme se retourne par un inattendu jeu de miroir. Nous sommes tous, nous les spectateurs, l’objet de Son regard. Cette histoire-là, cette condition nous appartient. C’est nous qui sommes sur le plateau. Cette condition de kenosis nous concerne : elle regarde chacun de nous. Dans ce travail, je me tiens particulièrement à distance de la mystique et de la mystification parce qu’il s’agit, en définitive, du portrait d’un homme, un homme mis à nu devant d’autres hommes lesquels sont, à leur tour, mis à nu par cet homme.
***
À la fin du spectacle, un voile noir coule sur le portrait du Fils de Dieu : Dieu se retire dans le brouillard du fond de scène, depuis lequel il avait fait son apparition. Il est venu à nous et nous a regardés : il l’a fait. Le noir représente la couleur de l’univers infini. Déchirer la toile figurant le visage du fils de Dieu ne constitue pas un geste iconoclaste : ce geste nous indique au contraire un chemin, un passage à accomplir à travers la membrane d’une image, un passage à travers le Christ, une identification complète avec le Christ, un bain en lui, une mise au monde de lui en nous.
Romeo Castellucci, Avignon, juillet 2011