L’évangile est celui où saint Jean Baptiste envoie deux de ses disciples à Jésus pour lui demander : « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? ». Dans son homélie 36 sur saint Matthieu, saint Jean Chrysostome cite tous les passages des évangiles qui prouvent abondamment que le Précurseur savait parfaitement que Jésus était le Christ Sauveur attendu. Il poursuit :
Mais quel est donc le sujet de cette ambassade ? Et puisqu’il est visible par tout ce que nous venons de dire qu’il ne pouvait plus rester, je ne dis pas à saint Jean, mais à la personne du monde la plus grossière, le moindre doute touchant Jésus-Christ, nous devons rechercher maintenant quel a pu être le dessein de Jean lorsqu’il a envoyé ses disciples vers le Sauveur. On voit clairement par l’Evangile que les disciples de ce saint avaient de l’éloignement pour Jésus-Christ, et qu’ils ont toujours nourri une secrète jalousie contre lui. Cette disposition paraît assez, par ce qu’ils disent à leur maître : "Celui qui était avec vous au-delà du Jourdain, à qui vous avez rendu témoignage, baptise maintenant, et tout le monde vient à lui." (Jean, II, 30.) Il s’éleva aussi quelque contestation entre eux et les Juifs au sujet de la purification. (Matt. XV.) On voit encore qu’ils vinrent dire à Jésus-Christ : "Pourquoi nous et les pharisiens jeûnons-nous souvent, et que vos disciples ne jeûnent pas ?" (Matth. IX, 14.) Comme ils ne savaient pas encore qui était Jésus-Christ, et qu’ils avaient de lui une opinion fort médiocre, et une très-grande, au contraire, de saint Jean, qu’ils regardaient comme plus qu’un homme, ils ne pouvaient souffrir de voir la réputation de Jésus-Christ croître de jour en jour et celle de saint Jean diminuer, selon la parole de celui-ci.
C’est ce qui les empêchait de croire en Jésus-Christ ; leur envie était comme un mur qui leur fermait la voie pour aller à lui. Tant que saint Jean était avec eux, il les instruisait et les exhortait continuellement, sans qu’il pût rien gagner sur eux ; mais se voyant près de mourir, il s’y appliqua avec encore plus de soin. Il craignait qu’il ne restât dans leurs esprits quelque semence de schisme, et qu’ils demeurassent toujours séparés de Jésus-Christ. C’était l’unique but que ce saint homme avait eu dès le commencement, et il avait tâché dès le principe de mener tous ses disciples au Sauveur. N’ayant pu jusque-là les persuader, il fait ce dernier effort, lorsqu’il se voit près de mourir.
S’il leur eût dit : "Allez trouver Jésus-Christ, parce qu’il est plus grand que moi", l’attachement qu’ils avaient pour saint Jean les eût empêchés de lui obéir. Ils eussent pris ces paroles comme un effet de son humilité, de sa modestie, et bien loin de les détacher de lui, elles eussent encore redoublé cette grande affection qu’ils avaient pour lui. Que s’il eût gardé le silence, ce silence ne lui aurait pas été plus avantageux. Que fait-il donc ? Il veut apprendre par eux-mêmes combien Jésus-Christ fait de miracles. Il ne veut pas même les envoyer tous à Jésus. Il en choisit deux qu’il savait être les plus disposés à croire, afin que s’acquittant de leur mission sans prévention, ils vissent eux-mêmes par des effets sensibles la différence qui était entre Jésus-Christ et lui.
"Allez, leur dit-il, et dites-lui : Etes-vous celui qui doit venir, ou en attendons-nous un autre ?" Jésus-Christ, pénétrant dans la pensée de saint Jean, ne répond point à ces deux disciples : "Oui, c’est moi" : ce que naturellement il devait faire ; mais sachant qu’ils en auraient été blessés, il aime mieux leur faire connaître ce qu’il est par les miracles qu’il fait devant eux. Car L’Evangile remarque que plusieurs malades s’approchèrent alors de lui, et qu’il les guérit tous. Quelle conséquence aurait-on pu tirer lorsqu’on lui demande s’il est le Christ, et que pour toute réponse il guérit beaucoup de malades, sinon qu’il voulait faire entendre ce que je viens de dire ? Il savait que le témoignage des œuvres est moins suspect que celui des paroles.
Jésus-Christ donc étant Dieu, et connaissant les pensées de saint Jean, qui lui envoyait ses disciples, guérit aussi beaucoup d’aveugles, de boiteux et d’autres malades, non pas pour apprendre à saint Jean qui il était, puisqu’il le savait déjà, mais seulement à ses disciples qui étaient encore dans le doute. C’est pourquoi après tous ces miracles il leur dit : "Allez dire à Jean ce que vous entendez, et ce que vous voyez. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, l’Evangile est annoncé aux pauvres. Et bienheureux celui qui ne prendra point de moi un sujet de scandale et de chute."
Il leur montrait par ces paroles qu’il pénétrait dans leurs pensées. S’il leur eût dit : "Oui, c’est moi", cette réponse les eût blessés, et ils eussent pu dire, au moins en eux-mêmes, ce que lui dirent les Juifs : "Vous vous rendez témoignage à vous-même." (Jean VIII, 27.) Pour éviter cela, il ne leur dit rien de lui ; il les laisse juger eux-mêmes de toutes choses par les miracles qu’il fait devant eux, les instruisant ainsi de la manière la plus persuasive et la moins suspecte. Il leur fait même un reproche secret par ces paroles. Sachant qu’ils étaient scandalisés en lui, il leur découvre leurs maladies cachées, mais n’en rend témoin que leur propre conscience. Il leur fait voir à eux seuls le scandale où ils tombaient à son sujet, et il tâche en les épargnant de les attirer à lui davantage : "Heureux, leur dit-il en les désignant, celui qui ne tirera point de moi un sujet de chute et de scandale !"
(Traduction Jeannin, 1865.)