Ce matin le monde s’est réveillé sans dom Gérard. Et le monde ne le sait pas.
Dom Gérard est mort à cette terre le jour de la mi-carême. Au milieu de la nuit difficile du carême. Et le monde est encore plus sombre, car un luminaire s’est éteint.
Le 30 janvier les Eglises byzantines célèbrent les « trois luminaires » : saint Basile le Grand, saint Grégoire le Théologien, saint Jean Chrysostome. Aujourd’hui je comprends brutalement le sens de cette expression.
J’aurai eu la grâce, le privilège, de connaître, au XXe siècle presque finissant, trois luminaires. Gustave Thibon, l’abbé Bryan Houghton, dom Gérard. Et je pense à mon pauvre ami Gérard Prieur qui était leur ami beaucoup plus que moi et dont la maison, là-bas à Richerenches, au carrefour de Saint-Marcel, de Viviers et du Barroux, est imprégnée de leur présence.
Gustave Thibon, l’abbé Bryan Houghton, dom Gérard : le paysan de l’Ardèche, le grand aristocrate britannique, le rejeton de la bourgeoisie bordelaise ; le mystique héritier de Simone Weil, le prêtre vivant de et pour son seul sacerdoce, le moine rebelle devenu père abbé ; trois personnalités aussi dissemblables que possible, unies dans une même foi, dans une même contemplation du Mystère, dans une amitié surnaturelle. Trois personnages qui avaient en commun une immense simplicité, celle qui est le fruit de la vérité, de la liberté et de l’amour.
« Voilà un authentique israélite, en qui il n’y a aucun artifice », en qui il n’y a rien de trompeur, s’exclame Jésus en voyant Nathanaël. Car il est très rare de rencontrer des gens qui soient véritablement sans artifice, qui soient véritablement simples, et c’est encore plus rare quand il s’agit de gens qui ont des responsabilités, ou un certain renom.
« Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux », dit Jésus. L’œil est simple quand il regarde Dieu et ne se laisse distraire par rien sur cette terre. Et alors c’est toute la personne qui est lumineuse, qui est un luminaire.
Dom Gérard est le seul homme qui, au XXe siècle de ténèbres, a construit un monastère ex nihilo. Un grand monastère, entièrement dédié à l’œuvre et à la prière bénédictine. Entièrement voué à la liturgie latine et grégorienne, à la messe de saint Pie V. Un monastère où l’on vient du monde entier. Le petit moine rebelle qui s’était fait ermite à Bédoin est devenu le Très Révérend Père dom Gérard, officiellement Abbé de l’abbaye Sainte-Madeleine, reconnu comme tel par Rome, reconnu dans sa spécificité liturgique, de par la volonté notamment du cardinal Ratzinger. Et lorsque le monastère a édité un beau missel, ce fut avec une préface du futur pape.
Le luminaire a allumé d’autres lumières. D’autres monastères sont nés du Barroux, et d’autres monastères encore ont retrouvé la liturgie traditionnelle. Prions pour que le flambeau du Barroux continue de briller dans cette nuit qui s’étend sur le monde.
Erat autem nox.
(NB. Parmi ses très nombreux écrits, Dom Gérard laisse au moins deux livres essentiels : pour savoir ce qu'est la liturgie, il faut lire ce lui qui est intitulé La Sainte Liturgie. Pour savoir ce qu'est la chrétienté, il faut lire Demain la chrétienté.)