Des évêques, farouchement opposés à la libéralisation de la messe de saint Pie V semble-t-il décidée par Benoît XVI, cherchent tous les moyens de contrecarrer cette décision. Leur dernière trouvaille est que, s’il n’y a pas moyen d’empêcher cette catastrophe, qu’au moins on limite les dégâts en obligeant les prêtres qui célébreront selon l’ancien missel à utiliser le nouveau calendrier et le nouveau « lectionnaire », afin de préserver « l’unité » liturgique de l’Eglise.
Les misérables. S’ils arrivaient à leurs fins, ce n’est pas une « unité » qui serait construite, mais de nouvelles divisions qui pourraient se faire jour, dans le cas où certains prêtres accepteraient ce « marché », qui serait évidemment refusé par le plus grand nombre.
Le calendrier et les lectures font partie intégrante de l’ancien missel. Comme le nouveau calendrier et les nouvelles lectures pour le nouveau missel : ce calendrier et ces lectures sont des illustrations de la « fabrication » (dixit le cardinal Ratzinger) de la nouvelle liturgie par des experts tournant le dos à l’esprit authentique de la liturgie pour concocter un ensemble qui se veut rationnel et pédagogique. Non selon la pédagogie divine, mais selon les théories humaines du XXe siècle.
L’un des aspects les plus déplorables du nouveau missel est la façon dont on a sélectionné les « lectures » de la messe dominicale. On a choisi des textes sur un même thème, comme si la messe consistait à réfléchir sur les concordances entre les textes de la Bible. Alors que les textes de toutes les liturgies traditionnelles sont (sauf cas particulier des grandes fêtes qui imposent leur thème) un bouquet de fleurs multicolores, cueillies comme au hasard dans l’Ecriture. Car il ne s’agit pas de raisonner, mais d’adorer, d’entrer en contact avec Dieu : on n’entre pas en contact avec Dieu par la raison, mais par le cœur et par la chair. Dieu le Verbe ne se donne pas à raisonner, il se donne à manger.
On prétend que le nouveau « lectionnaire » est beaucoup plus riche que l’ancien. C’est matériellement vrai. Mais cette façon de le fabriquer aboutit en réalité à un appauvrissement considérable. Le fidèle est enfermé dans une problématique rationnelle. On lui donne clef en main l’explication de tel texte par un autre. Il croit avoir tout compris, alors qu’il est resté à la surface.Dans la sainte Ecriture, il n’y a jamais un texte unique qui donnerait la clef de compréhension d’un autre texte. Ce n’est pas un chant à deux (ou trois) voix qui se complètent, c’est une gigantesque polyphonie, aux résonances infinies, dont on ne peut jamais épuiser les potentialités. Et cela pour une raison très simple, c’est que c’est la parole de Dieu, qui nous parle, à nous, mais nous dépasse infiniment.
C’est pourquoi il n’y a rien de « rationnel » dans les liturgies traditionnelles. Dans la liturgie byzantine, il y a même, à partir de la fête de la Sainte Croix, un double calendrier, celui des évangiles qui continue d’égrener les dimanches après la Pentecôte, et celui des épîtres qui en est déconnecté. Ainsi est-on sûr qu’il n’y ait pas de rapport rationnel entre l’un et l’autre texte. On retrouve un peu de cela dans les matines du bréviaire traditionnel (monastique, en tout cas, c’est le seul que je connaisse) : à partir du premier dimanche d’août, les lectures des premier et deuxième nocturnes sont déconnectés de celles du troisième nocturne, celui-ci (qui comporte l’évangile) étant le seul à suivre l’ordonnancement des dimanches après la Pentecôte.
Enfin, pour présenter un plus grand nombre de lectures, on les étale sur trois ans. Ce qui est psychologiquement, donc ici spirituellement, déstabilisant. Dans la vie de tous les jours, on ne change pas sans arrêt de repères et d’horaires. Si on le fait, on perd beaucoup de temps et d’énergie. Et si on élève un enfant ainsi, on l’empêche de se structurer. De même, il est important que l’année liturgique soit toujours rythmée par les mêmes occurrences, ce qui permet d’approfondir année après année la perception de l’épître et de l’évangile. Comme en une spirale dont le cercle est toujours le même, et jamais le même, conduisant peu à peu vers son centre, qui est Dieu. La liturgie est toujours la même, mais chaque année notre rapport à la liturgie se modifie, s’approfondit, se densifie.
L’année liturgique est un tout. Elle symbolise l’histoire de l’humanité, l’histoire du salut, notre histoire personnelle. Il n’y a pas trois histoires de l’humanité, trois histoires du salut, et nous n’avons pas trois vies.
Le mot essentiel de la liturgie est « canon ». Un canon est immuable. La liturgie doit être immuable. Dieu est immuable. Stat crux dum volvitur orbis.
Quant au souci de l’unité liturgique, c’est une blague de très mauvais goût. Il n’y a aucune unité liturgique dans les messes de Paul VI, qui sont livrées à la créativité la plus débridée des clercs et des « animateurs ».
En outre, l’unité liturgique n’est pas un objectif légitime. Il y a eu, certes, en Occident, un mouvement historique d’unification liturgique, correspondant à une centralisation romaine de plus en plus étroite (et dont le point culminant fut le missel de saint Pie V). Dom Guéranger, pour qui j’ai une immense admiration mais que je suis pas sur ce point-là, se montrait un partisan résolu de cette unification. Mais on voit bien qu’il s’agit chez lui d’une position tactique (sinon il ne citerait pas de façon si prolixe les liturgies byzantine, mozarabe ou gallicane dans son Année liturgique) : il s’agit pour lui de lutter contre les déviations liturgiques qui renaissent sans cesse, et auxquelles seule l’autorité romaine peut mettre le holà. Et dom Guéranger a été magnifiquement entendu par saint Pie X (qui fut un grand et authentique réformateur liturgique). Mais dom Guéranger ne pouvait pas imaginer qu’un jour les déviations liturgiques (celles-là même qu'il dénonçait) viendraient de Rome, et qu’alors la centralisation romaine conduirait à une destruction de la liturgie latine.
Malgré cette unification, il n’y a jamais eu un seul rite latin. Avant le tsunami de la réforme dite liturgique, il y avait à côté du rite romain le rite ambrosien (Milan), le rite mozarabe (Tolède), le rite de Braga, le rite lyonnais (vénérable témoin de l’ancien rite gallican), le rite des chartreux, le rite des carmes, le rite dominicain…
Face au dessèchement de la liturgie ex-latine à géométrie variable, imposée de façon totalitaire (saint Pie V n’avait absolument pas procédé ainsi), il est non seulement possible et légitime, mais nécessaire, de briser le diktat et de redonner aux fidèles la possibilité de connaître une liturgie bien plus évidemment spirituelle et surnaturelle. Dans toute son ampleur et dans toutes ses dimensions, calendrier et « lectionnaire » compris.