"Mausolée de Galla Placidia", Ravenne (Ve siècle), en fait oratoire dédié à saint Laurent.
Troisième sermon de saint Augustin pour la fête de saint Laurent.
Voici le jour où a triomphé le bienheureux Laurent ; le jour où il a foulé aux pieds la rage du monde et méprisé ses caresses; le jour où il l'a ainsi emporté sur les persécutions de l'enfer : c'est ce que nous assure l'Eglise romaine. Tout Rome redit en effet combien est glorieuse la couronne du saint martyr, quelle multitude de vertus, semblables à des fleurs variées, la font briller d'un vif éclat.
On vous le répète habituellement : il exerçait dans l'Eglise même l'office de diacre. C'est là qu'il dispensait le sang divin du Christ, c'est là aussi que pour le nom du Christ il versa son propre sang. Il s'était donc assis avec prudence à la table du Tout-Puissant, de cette table dont viennent de nous parler ainsi les proverbes de Salomon : « Es-tu assis pour manger à la table d'un puissant ? Considère avec attention ce qui t'est servi, et en y portant la main, sache que tu dois le traiter semblablement ». Quel est le sens mystérieux de ce festin ? Le saint apôtre Jean le fait connaître clairement quand il dit : « De même que le Christ a donné sa vie pour nous, ainsi devons-nous donner la nôtre pour nos frères ». Saint Laurent comprit cette leçon, mes frères, il la comprit et la pratiqua, car il se disposait à rendre ce qu'il prenait à la table sacrée. Plein d'amour pour le Christ durant sa vie, il l'imita dans sa mort.
Nous donc aussi, mes frères, imitons le Christ si nous l'aimons véritablement. Pouvons-nous lui mieux témoigner notre amour qu'en imitant son exemple ? Aussi bien « le Christ a souffert pour nous, nous laissant son exemple pour que nous marchions sur ses traces ». L'apôtre Pierre en parlant ainsi semble avoir compris que le Christ n'a souffert que pour ceux qui marchent sur ses traces, et que sa passion ne profite qu'à eux. Les saints martyrs l'ont suivi jusqu'à répandre leur sang, jusqu'à souffrir pour lui ; toutefois ils ne sont pas les seuls pour l'avoir suivi. Après leur passage, le pont n'a pas été détruit, ni la fontaine tarie après qu'ils y ont bu. Quelle est, d'ailleurs, l'espérance des vrais fidèles, soit qu'ils vivent dans la chasteté et l'union sous le joug du pacte matrimonial, soit qu'ils domptent les appétits de la chair dans la continence de la viduité, soit même qu'aspirant au point culminant de la sainteté et couronnés des fleurs toujours fraîches de la virginité, ils suivent l'Agneau partout où il va ? Quelle est leur espérance et la nôtre à tous en même temps, s'il n'y a pour suivre le Christ que ceux qui versent pour lui leur sang ? L'Eglise notre mère va-t-elle donc perdre tous ces enfants, à qui elle a donné le jour avec d'autant plus de fécondité qu'elle jouissait d'une paix plus complète ? Doit-elle pour ne les perdre pas, demander des persécutions, demander des épreuves nouvelles ? Nullement, mes frères. Eh ! comment peut-elle demander des persécutions, elle qui crie chaque jour : « Ne nous jetez pas dans la tentation ? »
Il y a, il y a, oui, mes frères, il y a dans ce jardin du Seigneur, non-seulement la rose des martyrs, mais encore le lis des vierges, le lierre des époux et la violette des veuves. Non, mes bien-aimés, il n'y a aucun état dans le genre humain, qui puisse désespérer de sa vocation. Pour tous le Christ a souffert, et l'Ecriture dit avec vérité : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et qu'ils parviennent à la connaissance de la vérité ».
Etudions maintenant comment sans répandre son sang et sans être exposé au martyre, le chrétien doit imiter Jésus-Christ. L'Apôtre dit, en parlant du Seigneur : « Il avait la nature divine et il ne crut pas usurper en s'égalant à Dieu ». Quelle majesté ! « Mais il s'est anéanti lui-même en prenant une nature d'esclave, en se faisant semblable aux hommes et reconnu homme par l'extérieur ». Quelle humilité ! Le Christ s'est abaissé : voilà, chrétien, à quoi t'attacher. Le Christ « s'est fait obéissant » : pourquoi t’enorgueillir ? Jusqu'où le Christ a-t-il obéi ? Jusqu'à s'incarner, tout Verbe qu'il était ; jusqu'à partager notre mortalité, jusqu'à être trois fois tenté par le diable, jusqu'à endurer les dérisions du peuple, jusqu'à souffrir d'être conspué et enchaîné, d'être souffleté et flagellé ; si ce n'est pas assez, « jusqu'à mourir » : et si le genre de mort est encore capable d'y contribuer davantage, « jusqu'à mourir sur la croix ». Tel est le modèle d'humilité qui doit servir de remède à notre orgueil.
O homme ! pourquoi donc t’enfler ? Pourquoi te tenir si raide, ô peau de cadavre ? Pourquoi te gonfler, pourriture infecte ? Tu t'animes, tu gémis, tu t'échauffes, parce que je ne sais qui t'a fait quelque injure. Pourquoi demander à te venger ? Pourquoi cette soif ardente de représailles ? Pourquoi n'être tranquille qu'après avoir frappé celui qui t'a frappé ? Si tu es chrétien, cède le pas à ton Roi ; que le Christ se venge d'abord, car il ne s'est pas vengé encore, lui qui a tant souffert pour l'amour de toi. Cette haute majesté pouvait sans doute ne rien souffrir ou se faire justice immédiatement. Mais plus le Christ était puissant, plus il a voulu être patient ; car « il a souffert pour nous, il nous a donné l'exemple afin que nous marchions sur ses traces ».
Ainsi donc vous le reconnaissez, mes bien-aimés, sans verser son sang, sans aller jusqu'à être enchaîné, emprisonné, flagellé, déchiré par les ongles de fer, nous pouvons souvent imiter le Christ.
Mais après avoir parcouru ces humiliations et avoir dompté la mort, le Christ est monté au ciel : suivons l'y encore. Ecoutons l'enseignement d'un Apôtre : « Si vous êtes ressuscités avec le Christ, goûtez les choses d'en haut, puisque le Christ y est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses d'en haut et non, les choses de la terre ». Qu'on repousse tous les plaisirs temporels auxquels peut entraîner le monde ; qu'on méprise toutes les souffrances et tous les désagréments dont il menace. En agissant ainsi, on peut être sûr de marcher sur les traces du Christ et d'avoir le droit de dire avec l'apôtre saint Paul : « Notre vie est dans les cieux ».
Afin toutefois que la vertu soit alors invincible, il faut que la charité ne soit pas une feinte charité. Aussi la vraie vertu nous vient-elle de Celui qui répand la charité dans nos cœurs. Saint Laurent n'aurait-il pas redouté les feux extérieurs sur lesquels on le jetait, si en lui n'avait brûlé la flamme intérieure de la charité ? Si donc, mes frères, ce martyr glorieux n'avait point peur des flammes épouvantables qui calcinaient son corps, c'est que son cœur était enflammé du désir le plus ardent des joies célestes. Comparée à l'ardeur qui brûlait son âme, la flamme allumée par les persécuteurs était toute froide. Aurait-il pu supporter des douleurs si multipliées et si aiguës, s'il n'eût aimé les chastes délices des récompenses éternelles ? Aurait-il enfin méprisé cette vie, s'il n'eût été attaché à une vie meilleure ? « Qui pourra vous nuire », dit l'apôtre saint Pierre ? « qui pourra vous nuire, si vous êtes attachés au bien ? » Quelque mal que te fasse endurer le persécuteur, que l'amour du bien t'empêche de fléchir. Car en aimant de tout ton cœur ce qui est bien, tu endureras avec patience et avec égalité d'humeur tous les maux possibles. En quoi tous les tourments infligés par les bourreaux à saint Laurent lui ont-ils nui ? N'est-il pas vrai que les supplices l'ont rendu plus illustre, et qu'en lui procurant une mort précieuse, ils nous ont ménagé ce grand jour de fête ?