Extraits du chapitre 6 de la Vie de saint Bernard par Ernald, abbé de Bonneval au pays chartrain.
A cette époque, toute l'Église de Bordeaux était déchirée par le schisme, et il ne se trouvait, dans l'Aquitaine entière, personne qui osât résister au prince de cette contrée, dont Dieu avait endurci le cœur. A l’instigation de Gérard, évêque d’Angoulême, qui fomentait dans son cœur les germes de la discorde, il se fit l'auteur et le soutien d'un schisme. Quiconque ne souscrivait point à l'élection de Pierre de Léon [comme pape] était exposé à la persécution.
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En apprenant ces nouvelles et plusieurs autres de même nature, le vénérable Geoffroy, évêque de Chartres, que le pape Innocent avait chargé des fonctions de légat en Aquitaine, en ressentit une vive douleur, et résolut de venir, sans aucun retard et toute autre chose cessant, au secours de cette Église en péril. Il demande donc, avec instances, à l'abbé de Clairvaux de lui prêter son concours pour faire cesser de si grands maux. L'homme de Dieu se rend à ses vœux, et lui annonce qu'il a l'intention de conduire une colonie de religieux en Bretagne à l'endroit, près de Nantes, que la comtesse Ermengarde leur avait préparé, et lui promet de partir avec lui pour l'Aquitaine, dès qu'il aura installé cette maison, selon son genre et son espèce.
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Cependant, le comte fut informé par quelques hommes illustres qui osaient s'approcher de sa personne, que l'abbé de Clairvaux, l'évêque de Chartres, d'autres évêques et des religieux lui demandaient une audience, dans l'intention de traiter avec lui de la paix de l'Église et de s’entendre sur les moyens de mettre un terme au mal. On lui fit comprendre qu'il ne pouvait se dispenser de recevoir des hommes de cette importance ; il pouvait se faire en effet qu’en les écoutant ce qui avait semblé difficile fût facile, et que ce qui avait paru impossible devint possible par un soudain retour. On se donne donc rendez-vous de part et d'autre à Parthenay. Les serviteurs de Dieu commencèrent par remontrer au comte, de plusieurs manières et à plusieurs titres, que la division de l'Église et l'obstination du schisme s'étaient abattues de ce côté-ci des Alpes sur la seule Aquitaine, comme un nuage qui portait la peste dans ses flancs ; que l’Église est une, et que tout ce qui est en dehors d’elle ne peut que sombrer et périr au jugement de Dieu, comme il est arrivé à tout ce qui était placé hors de l'arche de Noé. On rappela aussi l'exemple de Dathân et d'Abiron, que la terre a dévorés tout vivants en punition de leur schisme (Num. XXVI), et que jamais Dieu n'a manqué de punir un péché comme celui-là. En entendant cela, le comte obéissant en partie à de sage conseils, répondit qu'il pourrait consentir à reconnaître Innocent pour pape, mais que pour ce qui était de rétablir sur leurs sièges les évêques qu'il en avait chassés, il n'y avait point de considération qui pût le décider à le faire, attendu qu’ils l'avaient offensé de manière à ce qu'il ne l’oubliât jamais, et que lui-même avait fait le serment de ne point recevoir leur paix. On parlementa encore longtemps par messagers ; mais, pendant que de part et d'autre on en était aux paroles, l'homme de Dieu avait recours de son côté à des armes plus efficaces, et se rendait à l'autel pour y prier et y offrir le saint sacrifice. Tous ceux à qui il était permis d’assister aux saints mystères étaient entrés dans l'église, le comte se tenait à la porte.
La consécration terminée, la paix donnée et portée au peuple, l'homme de Dieu, ne se conduisant plus en simple mortel, dépose le corps du Seigneur sur la patène et le prend avec lui, et, la face en feu, les yeux en flamme, il sort de l'église, non plus la prière, mais la menace aux lèvres, et adresse ces terribles paroles au duc : « Nous vous avons adressé des prières, et vous nous avez méprisé. Dans une autre rencontre que nous avons eue avec vous, les serviteurs de Dieu rassemblés en grand nombre devant vous, vous ont fait entendre leurs supplications, et vous n'en avez point tenu compte. Voici maintenant le fils même de la Vierge, Notre-Seigneur, le chef de l'Église que vous persécutez, qui vient à vous. Voici dans mes mains votre juge, celui au nom de qui tout genou fléchit dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ; voici votre juge, dis-je, celui dans les mains de qui votre âme tombera un jour. N'aurez-vous pour lui aussi que du mépris, et ne tiendrez-vous pas plus de compte de lui que de ses serviteurs ? » Tous les assistants fondaient en larmes, et attendaient en priant l'issue de cette démarche. Tout le monde était en suspens et je ne sais quelle espérance on avait de quelque coup du ciel. Le comte en voyant venir à lui l'abbé dans un esprit de force, et porter dans les mains le très-saint corps de Notre-Seigneur, se sentit vivement impressionné ; un froid glacial le paralyse, il tremble de tous ses membres, la crainte l'anéantit, il tombe presque fou à terre. Ses gens le relèvent, mais il tombe de nouveau la face coutre terre, sans pouvoir proférer une seule parole, ni lever les yeux sur personne ; la salive lui coule sur la barbe, il pousse de profonds soupirs, il suffoque, on aurait dit un épileptique. Alors, l'homme de Dieu s'approchant de lui davantage et le touchant du pied pendant qu'il était étendu à terre, lui ordonne de se lever et de se tenir debout, afin d’entendre la sentence de Dieu. « L’évêque de Poitiers que vous avez chassé de son siège est là présent, allez faire votre réconciliation avec lui, scellez-la par le baiser de paix, et reconduisez-le sur son siège. Vous satisferez à Dieu, en lui rendant autant d'honneur que vous l'avez abreuvé d'humiliations ; enfin, rappelez à l’union de la charité tous les peuples soumis à votre domination et qui maintenant sont déchirés par les divisions et les discordes. Soumettez-vous au pape Innocent comme le fait l'Église entière, et obéissez comme les autres à ce pontife élu de Dieu même. » En entendant le saint parler ainsi, le comte se sentait vaincu par l'autorité du Saint-Esprit et par la présente des saints sacrements, et il n'osait ni ne pouvait répondre aussitôt il se rendit, reçut l'évêque de Poitiers au baiser de paix et le rétablit sur son siège à la joie de toute la ville, de la même main qu'il l'en avait fait descendre. Dans la suite, le saint abbé s'entretenant doucement et familièrement avec le comte, lui recommanda d’un ton paternel de ne plus se laisser aller désormais à ces excès impies et téméraires, de ne point rendre nulle par de si grands forfaits la patience de Dieu, et de ne plus violer en quoi que ce fût la paix qui venait de se faire.
Saint Bernard et le duc (Guillaume X) d’Aquitaine
Par Marten Pepyn
Par Jean de Saint-Igny (tous deux de la première moitié du XVIIe siècle)