Qui connaît la vie de Saint Camille, connaît aussi la tension qui, à un moment, se créa entre lui et père Philippe, son directeur spirituel. Il sait aussi comment, par la suite, le conflit se résolut, au point que les deux «saints se retrouvèrent de manière plus intense et plus mature ».
C’est Camille qui a l’initiative de la relation avec Philippe. Depuis quelques années, il était venu à Rome, pas encore complètement pacifié avec sa conscience à propos du vœu de se faire frère capucin. Après sa “conversion” le 2 février 1574, il avait tenté sérieusement par deux fois, et chaque fois sa fastidieuse et mystérieuse plaie à la jambe l’en avait empêché. Il s’était ainsi rendu compte finalement que Dieu ne le voulait pas frère. Que faire alors ? Il le comprit lorsqu’il se trouva hospitalisé à l’hôpital de San Giacomo de Rome : Dieu le voulait au service de ces pauvres. Et il s’y était cette fois consacré de toute son âme au point qu’il... y fit carrière. Il fut nommé “Maître de maison”, responsable des services de l’hôpital et du personnel. Il remplit son service avec tant d’application et de dévouement qu’il conçut une tendresse extraordinaire envers les malades.
Mais il voyait comment les malades étaient mal assistés par ceux qu’on appelait les ‘servants’, ramassis de main d’œuvre, qui n’était là que pour l’argent. Après des tentatives répétées et vaines pour améliorer la situation, la nuit du 14 août 1582, il projeta d’instituer « une Compagnie d’hommes pieux et de bonne volonté qui, non pas pour un salaire mais volontairement et par amour de Dieu, serviraient les malades avec la charité et l’amour comme le font habituellement les mères pour leurs propres enfants malades ».
Mais l’initiative n’avait pas plu aux administrateurs de l’hôpital. Au point que Camille commença à se méfier, à penser qu’il s’agissait d’une sotte présomption de sa part. Finalement, ce fut le Seigneur lui-même qui le réconforta. D’abord « en songe », puis, quelque temps après, ce fut le Crucifié qui l’encouragea, bien éveillé, non sans une pointe de reproche: « Pourquoi te mets-tu en peine, pusillanime ? Poursuis l’œuvre, je t’aiderai car cette œuvre est la mienne et non la tienne. »
Ainsi réconforté, Camille revint avec décision à son projet.
Entre-temps, bien que converti à Dieu, ou mieux, à la suite de ce virage, il s’était rendu compte qu’il avait besoin d’un guide spirituel. Il le trouva en saint Philippe Néri et dans son “Oratoire”, cadre vivant et riche de spiritualité. Le père Philippe, très attentif au monde des souffrants et des pauvres, fut heureux de l’accueillir en le voyant si bien engagé dans le service des malades.
L’engagement de Camille était de venir auprès de Philippe pour la confession et la direction spirituelle chaque samedi et veille de fête. Pendant huit ans, il fut fidèle à sa promesse. Et grand fut le profit qu’il en retira. Mais, à un certain moment, ce fut la rupture entre Philippe et Camille. L’accord prit fin lorsque le projet que Camille et de ses compagnons réalisaient à l’hôpital San Giacomo fut mis en discussion par le père Philippe.
Qu’était-il arrivé ? Comme déjà dit, l’initiative de Camille n’avait pas plu aux responsables de San Giacomo. Tout en appréciant l’engagement de Camille en faveur des malades, l’idée qu’il fonde une sorte d’association pour renouveler la manière de gérer l’hôpital leur paraissait extravagante. Ne pouvant sortir cette idée de la tête de cette “terrible cervelle” qu’était Camille, et connaissant le grand ascendant que le père Philippe avait sur lui, ils informèrent ce dernier de ce qui se passait à San Giacomo. Philippe était lui aussi d’accord que l’entreprise dans laquelle Camille s’était embarquée avec ses compagnons était une erreur.
Il avait dit plusieurs fois clairement sa pensée à Camille : il devait abandonner toute idée de fonder une Compagnie ; il devait plutôt s’occuper de lui-même, de sa propre vie spirituelle et s’occuper des malades, et que cela était déjà beaucoup. Et même, il lui avait déclaré rudement une fois que « l’homme idiot et sans culture qu’il était ne serait jamais en mesure de gouverner un groupement de personnes ».
Camille accusa le coup, mais il répondit qu’il ne pouvait rien y faire : l’idée de la Compagnie n’était pas la sienne ; elle avait été mise en lui par un Autre, et il ne réussissait pas à s’en défaire. Philippe resta inflexible : ou Camille abandonnait son projet, ou lui et ses compagnons se trouvaient un autre confesseur.
Arrivés à ce point les deux... “saints” ne se comprennent plus. C’est une épreuve très douloureuse pour Camille, qui ne réussit pas à renoncer à ce projet parce qu’il est convaincu que c’est Jésus-Christ qui le veut. Tout en ayant le cœur brisé, il accepte la réalité et se sépare de son très aimé confesseur et père.
Que peut signifier ce désaccord qui éclata entre Camille et le père Philippe ? En un certain sens, vu la diversité des personnalités, on pourrait même dire que la tension devait éclater tôt ou tard. Cependant, quelques années après, l’un et l’autre se rencontrèrent et se comprirent. Cette fois, c’est Philippe qui se rendit chez Camille. De loin, il avait continué à suivre Camille et son œuvre. Et il en était resté édifié. Devenu vieux, il était allé retrouver Camille dans sa résidence, près de l’église de la Maddalena, à Rome, pour lui dire : « Vraiment, la réussite de cette œuvre me paraît miraculeuse, parce qu’elle n’est pas le fruit de moyens et de sciences humaines… »
P. Giuseppe Cinà