« Soyez dans la joie, toujours, dans le Seigneur. Je le dis de nouveau : soyez dans la joie, que votre mesure soit connue de tous les hommes, (car) le Seigneur est proche. »
Tel est le début de l’introït, tel est aussi le début de l’épître d’où est tirée l’introït : Philippiens 4, 4-5 (le « car », qui ne figure pas dans l'épître, a été ajouté à l’introït dans le missel, mais il ne figure pas non plus dans les partitions du plain chant).
La joie est ce qui caractérise le christianisme, et tout particulièrement à l’époque de saint Paul. Nous ne nous en rendons plus compte aujourd’hui, mais le P. Spicq fait remarquer qu’au Ier siècle, dans les papyrus, le mot grec khara, la joie, est très rare, et qu’il ne désigne jamais la joie de l’âme, mais toujours un plaisir passager tiré d’un fait matériel. Et il insiste : « donc aucun parallèle religieux pour le Nouveau Testament ».
En revanche la joie spirituelle est d’une grande importance dans le Nouveau Testament, c’est la joie du salut, celle qui est annoncée par l’ange aux bergers : « Je vous annonce (evangelizo) une grande joie (gaudium magnum, megalen kharan), qui sera pour tout le peuple. » La joie de Noël. Diamétralement opposée « au pessimisme et à la désespérance du paganisme du Ier siècle ».
Il me semble que la fin de la phrase, « le Seigneur est proche », s’applique aux deux exhortations de saint Paul, donc d’abord à la première : soyez dans la joie (car) le Seigneur est proche. Ce qui correspond particulièrement à ce temps liturgique (et c'est l'invitatoire des matines à partir de ce jour). Mais aussi, le Seigneur est proche de vous quand vous êtes dans la joie véritable, et il est proche de vous quand vous manifestez au monde votre « modestia ». (Du moins en ce qui concerne l'épître, car le chant de l'introït relie « le Seigneur est proche » à ce qui suit : « Nihil sollicitis estis » : le Seigneur est proche, n'entretenez aucun souci... » (et cela rend proprement illégitime l'ajout de enim).
« Modestia », en grec epieikes. Le mot latin de la Vulgate a été traduit paresseusement (ou parce qu’on ne trouvait pas mieux) par « modestie » par Lemaître de Saci comme par l’abbé Fillion (mais il n'avait plus tout à fait le même sens).
Le latin modestia veut dire d’abord, selon Gaffiot, « ce qui fait qu’on garde la mesure, modération, mesure ». Et aussi « discrétion, sentiment de respect de l’autorité, docilité ». Et encore « pudeur, modestie, vertu, sens de l’honneur, sagesse pratique, convenance ». La plupart de ces mots conviennent au grec epieikes, dont le sens premier est de même la mesure, la modération : un comportement équilibré, mais aussi, en même temps, bienveillant, clément. Dans l’Ancien Testament c’est ce qui caractérise la justice de Dieu, qui ne va pas sans la miséricorde. Le P. Spicq conclut son étude de ce mot : « Finalement, l’épieikeia néo-testamentaire n’est pas seulement modération et mesure, mais bonté, courtoisie, générosité. Davantage encore, elle évoque une certaine gracieuseté, de la bonne grâce. » Et il propose de traduire, dans l’épître aux Philippiens, par « sympathique équilibre ». Ce que l’on comprend après les explications, mais paraîtrait saugrenu dans le texte. Je pense que s’il faut garder un seul mot c’est « mesure » ou « modération » qui s’impose, quoique très insuffisant quant à l’aspect de « bonne grâce ».

Début de l’épître aux Philippiens dans le Codex Sangermanensis I, BNF
Ce qui suit est réservé aux spécialistes – et aux curieux.
Dans la Vulgate de Stuttgart, on lit : « Dominus prope ». Sans le verbe. En note, on nous dit que c’est ainsi qu’on lit dans le Codex Sangermanensis de la BNF (lat. 11533), que la Vulgate de Stuttgart a pris comme première référence pour cette épître. Mais la Vulgate de Stuttgart a 8 autres références (dont deux sur le même plan que le Sangermanensis) qui ont toutes le verbe : « Dominus prope est. » Il me semble que c’est là privilégier indûment un codex, même s’il correspond au grec, qui n’a pas le verbe (mais en grec cela paraît plus naturel qu’en latin). Or, histoire d’illustrer ma note ci-dessus, je suis allé voir sur le site de la BNF, et j’ai trouvé le Codex. Or, comme on le voit ci-dessous – quatrième ligne avant la fin – le verbe s’y trouve, très clairement: dnspropeest.
Je suppose que je me trompe quelque part, mais je ne sais pas où. Sinon, la crédibilité de la Vulgate de Stuttgart (déjà irritante par son parti pris systématique de privilégier les manuscrits qui divergent de la clémentine), en prendrait un sérieux coup…
(Encore une fois bravo et merci à la BNF qui met les manuscrits à la disposition de tous, sans avoir à s’inscrire par un formulaire abscons qui plante, et permet en deux clics de copier des extraits en haute résolution.)
