J’ai été trop elliptique l’autre jour sur le temps et l’espace. Je vais essayer d’expliquer ou plutôt de suggérer, avec les mots infirmes du langage rationnel, ce que je comprends dans la phrase de Gurnemanz à Parsifal : « Ici le temps devient espace. »
Il me semble que c’est une expérience mystique banale, qui correspond aussi à une expérience simplement esthétique, et aussi aux expériences dites de mort imminente.
Dans une extase, ou devant une œuvre d’art particulièrement prenante, le temps paraît s’arrêter, alors que s’ouvre un espace nouveau, vaste, lumineux, heureux. Le temps compté et mesquin du quotidien est comme aboli au profit d’un espace illimité de pleine liberté. Un espace « intérieur », certes, comme on peut l’expérimenter dans la prière, dans la liturgie, mais qui peut se révéler comme un espace très réel quoique non soumis aux lois de ce monde (le « troisième ciel », par exemple).
Les compositeurs ont su faire entendre cela à plusieurs reprises. Le premier à l’avoir fait de façon impressionnante est Schütz, dans son motet de Pâques sur Marie Madeleine rencontrant le Christ ressuscité. Ce Dialogo per la Pascua commence comme un madrigal italien, puis tout à coup le temps s’arrête quand Jésus dit : Maria. Par un jeu d’accords littéralement inouïs, Schütz ouvre un espace infini. Plus près de nous, Messiaen l’a fait plusieurs fois, notamment dans les Trois Petites Liturgies de la Présence divine, et dans Saint François d’Assise (en ajoutant au jeu des accords le son « spatial » de l’onde Martenot). Et bien sûr il y a Parsifal, où Wagner l’annonce explicitement, et le montre par la mise en scène : les personnages qui cheminaient dans la sombre forêt passent par une porte dans la pierre et débouchent dans le vaste et lumineux espace du château du Graal, tandis que retentit le fameux leitmotive du Graal, exemple type du thème d’accords faisant passer du temps sombre à un espace de lumière.
Le Graal est figure de l’eucharistie. Or précisément l’eucharistie fait passer du temps (quotidien) à l’espace (spirituel) : la liturgie eucharistique abolit le temps pour nous mettre en présence réelle de la Cène, de la Croix, de la Résurrection, pour nous donner le Corps et le Sang du Christ mort et ressuscité, dans l’Unique Sacrifice auquel nous assistons.
D’une certaine façon, la résurrection fait passer du temps à l’espace. De la prison du temps à la liberté de l'espace. Et le monde de la régénération (celui des corps glorieux, où l’on ne marie pas et où on est comme des anges dans le ciel) est mystérieusement un monde d’une certaine façon spatial mais dépourvu du temps au sens où nous le connaissons, le temps inexorable du monde du péché originel, du monde déchu enfoncé et enchaîné dans les coordonnées de que nous appelons l’espace-temps.
Il est frappant de constater qu’après sa résurrection – pourtant dans notre monde – on ne voit pas Jésus venir et partir, mais apparaître et disparaître. Il est là, ou il n’est pas là. Le temps et le mouvement c’est tout un, or il n’y a aucun mouvement. Sauf dans saint Luc, avec les pèlerins d’Emmaüs. Mais il s’agit d’un épisode et d’un enseignement particuliers. Ensuite, saint Luc dit bien : « Il les conduisit dehors jusqu’à Béthanie », mais c’est seulement pour lier dans une seule phrase l’apparition du soir de Pâques à l’Ascension. Or, dans les Actes des apôtres, où saint Luc raconte la scène de l’Ascension, en spécifiant que c’est 40 jours après Pâques et non le soir même, il ne met aucun verbe de mouvement entre le dernier repas (à Jérusalem) et l’Ascension (en dehors de Jérusalem). Le seul mouvement de Jésus est vertical. Il n’y a pas d’autre mouvement horizontal - sur l’abscisse du temps – que celui des apôtres qui retournent à Jérusalem.
Ainsi Jésus ressuscité est dans l’espace, mais pas dans le temps. Ou du moins se fait-il voir dans notre espace, qui n’est plus le sien : « Quand j’étais encore avec vous », leur dit-il, alors qu’il est apparemment et visiblement avec eux. Il n’est plus dans l’espace des coordonnées du monde du péché originel, il est dans l’espace du monde nouveau.
Ce monde nouveau, c’est la Jérusalem d’en-haut de l’Apocalypse. Elle apparaît après la fin du temps. Dès mon adolescence j’avais été frappé par le titre de l’œuvre de Messiaen inspirée par l’Apocalypse : Quatuor pour la fin du temps. Je sus ensuite que c’était un grand thème de réflexion de Messiaen. Et en effet voici ce que dit l’Apocalypse :
Et l'ange, que je voyais debout sur la mer et sur la terre, leva sa main droite vers le ciel, et jura par celui qui vit aux siècles des siècles, qui a créé le ciel et ce qui s’y trouve, la terre et ce qui s’y trouve, et la mer et ce qui s’y trouve, qu'il n'y aura plus de temps, mais qu'aux jours de la voix du septième ange, quand il sonnera de la trompette, le mystère de Dieu s'accomplira, comme il l'a annoncé à ses serviteurs, les prophètes.
Et quand il n’y a plus de temps descend la Jérusalem céleste. Un monde – un « espace » - un gigantesque cube – où il n’y a pas de succession de jours et de nuits, et où il n’y a pas de soleil : il n’y a pas de temps, seulement la lumière du Verbe.
Commentaires
Pourquoi "cube" ? Aristote voyait la perfection dans le cercle, nous dirions aujourd'hui dans l'ellipse...
C'est ce que dit l'Apocalypse, 21,16. La ville a 12.000 stades de longueur, 12.000 stades de largeur, et 12.000 stades de hauteur. Ce qui fait un cube d'environ 2.200 à 2.300 km de côté. Mais cette forme et ces nombres sont évidemment symboliques. (On lit de même dans le livre des Rois que le temple de Salomon avait "vingt coudées de longueur, vingt coudées de largeur, et vingt coudées de hauteur.")
C'est le paradis terrestre qu'on considère comme un cercle, avec ses quatre fleuves qui dessinent une... croix celtique. Cercle parce que c'est ce que l'homme voit de la sphère terrestre. Dans cette optique, la Jérusalem céleste, par son plan carré, réalise la quadrature du cercle.
Merci pour votre réponse, mais jusqu'ici, j'ai toujours entendu dire que le paradis terrestre était représenté par la forme carrée des cloîtres (avec les 4 fleuves effectivement) ou du centre du transept (le croisement carré entre le transept et l'axe nef-choeur), et au contraire le Ciel par le cercle (cf. la forme circulaire et demi-sphérique du dôme, au-dessus du "carré de transept"...). Du moins est-ce ce que l'on nous explique dans les visites d'églises ou ouvrages d'art.
« … le temps PARAÎT s’arrêter… » Paraît, écrivez-vous… avec raison, puisqu’il s’agit d’une impression purement subjective. Le temps est bien là, et les battements du cœur de la personne en extase, ses mouvements respiratoires, sont bien là pour l’attester.
Oui ou non, Jésus ressuscité a-t-il un cœur, un vrai cœur, dont les battements se succèdent les uns aux autres ? Quand il parle, Jésus ressuscité ne prononce-t-il pas des paroles, des phrases qui se succèdent les unes aux autres, à l’instant T, puis T+1, puis T+2… ?
Oui ou non, Jésus ressuscité n’a-t-il pas dans sa conscience humaine, des pensées, des sentiments, qui se succèdent les uns aux autres ?
Poser ces questions, c’est y répondre, me semble-t-il.
Je ne suis pas sûr que vos tentatives d’explication pour établir qu’ « il n’y a aucun mouvement » (et vous débarasser de Luc 24,13-35 - Jésus « fait route » avec les disciples !) convainquent grand monde. Encore une fois, que faites-vous des mouvements du cœur de Jésus, du mouvement de ses pensées, du mouvement de ses lèvres quand il parle, des mouvements de sa bouche, de ses dents, quand il mange ?
« Il n’y a pas de temps » ne peut se dire que de Dieu dans son éternité, et le mode d’éclairage ne change rien à l’affaire !
Enfin, dans nos réflexions sur ce sujet, à la notion confuse (et moderne) d’espace - JAMAIS définie par aucun de ceux qui en ont parlé sur ce post -, ne faudrait-il pas préférer celle de lieu ?