Moi-même, lorsque j'étais disciple de Platon, entendant les accusations portées contre les chrétiens et les voyant intrépides en face de la mort et de ce que les hommes redoutent, je me disais qu'il était impossible qu'ils vécussent dans le mal et dans l'amour des plaisirs. Quel homme adonné au plaisir et à la débauche, aimant à se repaître de la chair humaine, pourrait courir au-devant de la mort et supporter la privation de ses biens ? Ne chercherait-il pas à tout prix à jouir toujours de la vie présente, à se soustraire aux magistrats, bien loin de s'exposer à la mort en se dénonçant lui-même ? Voici ce qu'ont fait les hommes impies, à l'instigation des démons. Ils ont condamné à mort plusieurs des nôtres, sur ces calomnies répandues contre nous ; ils ont mis à la question nos serviteurs, des enfants, de faibles femmes, et par des tortures effroyables ils les ont forcés à nous imputer ces crimes fameux, qu'ils commettent eux-mêmes ouvertement. Que nous importe, puisque nous sommes innocents? Le Dieu non engendré et ineffable est témoin de nos pensées et de nos actions. Pourquoi en effet ne pas confesser en public que tout cela est bien ? Pourquoi ne pas dire que c'est là une philosophie divine; que nous célébrons par l'homicide les mystères de Kronos; que, quand nous nous abreuvons de sang, comme on dit, nous faisons comme l'idole que vous honorez, qui est arrosée non seulement du sang des animaux, mais de sang humain, quand vous offrez, par les mains du plus illustre et du plus noble d'entre vous, une libation du sang des hommes tués; que nous imitons Zeus et les autres dieux en nous livrant sans retenue à des crimes contre nature et à l'adultère? Pourquoi ne pas chercher notre justification dans les écrits d'Épicure et des poètes ? Nous cherchons au contraire à inspirer l'horreur de ces choses, nous apprenons à fuir ceux qui les pratiquent et leurs imitateurs, et c'est encore ce que nous nous efforçons de faire, dans ce discours, et c'est pour cela qu'on nous poursuit de tous côtés. Peu nous importe ; nous savons que le Dieu juste voit tout. Plût au ciel que encore maintenant, du haut d'une tribune on entendît retentir ces tragiques paroles : « Rougissez, rougissez de charger des innocents de vos propres crimes, d'imputer vos fautes, les vôtres et celles de vos dieux, à des hommes qui n'y ont pas la moindre part. Repentez-vous et changez de conduite. »
Voyant donc que, pour détourner les autres hommes, les mauvais démons jetaient ainsi le discrédit sur la doctrine divine des chrétiens, je me moquai et des mensonges et des calomnies et de l'opinion de la multitude. Je suis chrétien, je m'en fais gloire, et, je l'avoue, tout mon désir est de le paraître. Ce n'est pas que la doctrine de Platon soit étrangère à celle du Christ, mais elle ne lui est pas en tout semblable, non plus que celle des autres, Stoïciens, poètes ou écrivains. Chacun d'eux en effet a vu du Verbe divin disséminé dans le monde ce qui était en rapport avec sa nature, et a pu exprimer ainsi une vérité partielle ; mais en se contredisant eux-mêmes dans les points essentiels, ils montrent qu'ils n'ont pas une science supérieure et une connaissance irréfutable. Tout ce qu'ils ont enseigné de bon nous appartient, à nous chrétiens. Car après Dieu nous adorons et nous aimons le Verbe né du Dieu non engendré et ineffable, puisqu’il s'est fait homme pour nous, afin de nous guérir de nos maux en y prenant part. Les écrivains ont pu voir indistinctement la vérité, grâce à la semence du Verbe qui a été déposée en eux. Mais autre chose est de posséder une semence et une ressemblance proportionnée à ses facultés, autre chose l'objet même dont la participation et l'imitation procède de la grâce qui vient de lui.
Saint Justin, Apologie au Sénat romain, XII-XIII, traduction Louis Pautigny