Je vois sur le blog New Liturgical Movement la citation d’un texte du P. Yves Congar que je ne connaissais pas. C’est un article d’une vingtaine de pages, intitulé « Autorité, initiative, coresponsabilité », publié le 1er janvier 1969 dans La Maison Dieu, qui est la revue de pastorale liturgique des évêques de France, mais il faut attendre la fin de l’article pour que soit évoquée la réforme liturgique alors en cours. Avec cette exclamation pour le moins surprenante de la part de l’un des principaux théologiens progressistes du XXe siècle :
Ah ! ne nous exposons pas à encourir, dans soixante ans, le reproche d'avoir dilapidé l'héritage sacré de la communion catholique telle qu'elle se déploie dans le lent déroulement du temps.
On lira ci-dessous les deux morceaux qui parlent spécifiquement de la réforme liturgique. Trois petites réflexions :
1. Il n’a pas fallu soixante ans pour que ce reproche puisse être fait : c’est juste un an après que le P. Congar a écrit son article que l’héritage sacré a été dilapidé. (Je ne sais pas s’il en a reparlé ensuite.)
2. Il est à remarquer que le P. Congar, qui savait de quoi il parlait, n’utilise jamais l’expression « liturgie tridentine » aujourd’hui brandie tant par les partisans de la révolution liturgique pour faire croire que la liturgie traditionnelle n’est qu’un moment de l’histoire de la liturgie latine, que par les tradis qui font une fixation sur le concile de Trente qu’ils opposent à Vatican II. Au contraire, il souligne la continuité de la liturgie traditionnelle, et que ce serait catastrophique de « dilapider » cet héritage qui s’est déployé « dans le lent déroulement du temps ».
3. On ne peut que relever l’impressionnant cléricalisme de celui qui était le plus connu des théologiens de la promotion des laïcs, du « peuple de Dieu », etc., et l’un des principaux artisans de ce refrain de Vatican II. Avec la réforme liturgique, dit-il, on perd « d'incomparables richesses, non sans doute du côté des fidèles, pour lesquels le changement nous semble résolument bénéfique, mais du côté des clercs » qui, nourris de la liturgie latine, « ne voient pas sans peine des pans entiers d'un trésor séculaire tomber dans le gouffre de l'oubli ». Sans doute a-t-il été surpris de voir que la plupart des clercs ont foncé dans la réforme en détruisant bien plus encore que ce qu’on leur demandait de détruire, sans aucun état d’âme, et que ce sont des laïcs qui se sont levés pour défendre la liturgie latine…
La liturgie, qui a longtemps été et qui paraissait à jamais immuable, est aujourd'hui en pleine mutation : « On nous change la religion. » Les changements viennent d'un appel puissant à une plus grande authenticité : soit en référence aux formes originelles, par un recours à une tradition plus pure au-delà des surcharges si mêlées de l'histoire, soit en référence aux requêtes d'évangélisme si vives aujourd'hui au milieu d'un monde sans foi, soit enfin en vertu d'un besoin, caractéristique de l'homme unidimensionnel, de s'exprimer lui-même, personnellement ou communautairement, dans la vérité de ses sentiments : cela, évidemment, entraînant un certain danger d'attribuer une importance décisive à des données psychologiques et sociologiques qui risquent de céder bientôt la place à d'autres données. Avec ces mutations, on a, dès maintenant, perdu d'incomparables richesses : non sans doute du côté des fidèles, pour lesquels le changement nous semble résolument bénéfique, mais du côté des clercs. Les hommes qui, comme moi, ont conscience d'avoir immensément reçu de la liturgie latine ne voient pas sans peine des pans entiers d'un trésor séculaire tomber dans le gouffre de l'oubli, d'où seuls quelques spécialistes les tireront par instants. Nous entrions dans cet héritage, non sans requêtes, mais paisiblement. Les requêtes d'authenticité ne datent pas, en effet, d'hier, et plus d'une réforme avait été entreprise par Pie X ou par Pie XII. Mais nous habitions toujours la masse antique de l'édifice liturgique. On en est aujourd'hui sorti et l'on aspire à des créations nouvelles.
(…)
En face de tout cela, la liturgie apporte de très belles ressources, mais elle pose aussi des exigences tenant à sa nature même, et donc à sa vérité. Elle est, par définition, la chose de tous. Elle ne peut pas épouser sans plus les données psychologiques et sociologiques d'un groupe ou d'un moment. Elle comporte une invitation à les dépasser au nom des exigences d'une agapè plus large. Elle doit être un lieu de paix. Le fait d'entrer sans contestation dans un ordre objectivement fixé est certainement favorable à la paix, mais il suscite aussi des insatisfactions. Nous sommes personnellement impressionné en profondeur par ce caractère propre à la liturgie d'assumer l'héritage vivant des siècles et d'être toujours, comme écrin conservant toute la Tradition, « la grande didascalie de l'Eglise ». Car, d'un côté, l'expression symbolique contient la totalité d'une réalité, bien au-delà de ce qui peut s'en exprimer ou s'en comprendre notionnellement. D'un autre côté, le caractère conservateur de la liturgie lui permet de préserver et de transmettre intactes des valeurs dont une époque peut avoir oublié l'importance, mais que l'époque suivante est heureuse de retrouver intactes et préservées, pour en vivre à nouveau.
Où serions-nous si le conservatisme liturgique n'avait pas résisté au goût du Moyen Age finissant pour les dévotions sensibles, aux impératifs individualistes, raisonnables et moralisants du 18e siècle, à la critique du 19e, aux philosophies subjectives de l'époque moderniste ? Grâce à la liturgie, tout nous a été gardé et transmis. Ah ! ne nous exposons pas à encourir, dans soixante ans, le reproche d'avoir dilapidé l'héritage sacré de la communion catholique telle qu'elle se déploie dans le lent déroulement du temps. Gardons la conscience salubre de ne porter nous-mêmes qu'un moment d'affleurement à l'actualité d'une réalité qui nous dépasse à tous égards : en contenu, en hauteur, en profondeur.
Commentaires
Merci Yves pour ce trésor
Pour ma part je connais très mal le P Congar. J'ai lu un de ces livres il y a 30 ans et J'avais alors été surpris par une pondération qui contrastait avec la réputation sulfureuse que lui faisaient nos milieux....
La "néo-liturgie" ne mérite en maint cas même pas le nom "liturgie".