Marc Aurèle venait de monter sur le trône impérial, où dix-neuf ans de règne n’allaient montrer en lui que le médiocre écolier des rhéteurs sectaires du second siècle. En politique comme en philosophie, le trop docile élève ne sut qu’épouser les étroites et haineuses idées de ces hommes pour qui la lumineuse simplicité du christianisme était l’ennemie. Devenus par lui préfets et proconsuls, ils firent de ce règne si vanté le plus froidement persécuteur que l’Église ait connu. Le scepticisme du césar philosophe ne l’exemptait pas au reste de la loi qui, chez tant d’esprits forts, ne dépossède le dogme que pour mettre en sa place la superstition. Par ce côté la foule, tenue à l’écart des élucubrations de l’auteur des Pensées, retrouvait son empereur ; césar et peuple s’entendaient pour ne demander de salut, dans les malheurs publics, qu’aux rites nouveaux venus d’Orient et à l’extermination des chrétiens. L’allégation que les massacres d’alors se seraient perpétrés en dehors du prince, outre qu’elle ne l’excuserait pas, ne saurait se soutenir ; c’est un fait aujourd’hui démontré : parmi les bourreaux de tout ce que l’humanité eut jamais de plus pur, avant Domitien, avant Néron lui-même, stigmatisé plus qu’eux de la tache du sang des martyrs, doit prendre place Marc Aurèle Antonin.
La condamnation des sept fils de sainte Félicité fut la première satisfaction donnée par le prince à la philosophie de son entourage, à la superstition populaire, et, pourquoi donc hésiter à le dire si l’on ne veut en plus faire de lui le plus lâche des hommes, à ses propres sentiments. Ce fut lui qui, personnellement, donna l’ordre au préfet Publius d’amener à l’apostasie cette noble famille dont la piété irritait les dieux ; ce fut lui encore qui, sur le compte rendu de la comparution, prononça la sentence et arrêta qu’elle serait exécutée par divers juges en divers lieux, pour notifier solennellement les intentions du nouveau règne. L’arène, en effet, s’ouvrait à la fois sur tous les points, non de Rome seule, mais de l’empire ; l’intervention directe du souverain signifiait aux magistrats hésitants la ligne de conduite qui ferait d’eux les bienvenus du pouvoir. Bientôt Félicité suivait ses fils ; Justin le Philosophe expérimentait la sincérité de l’amour apporté par César à la recherche de la vérité ; toutes les classes fournissaient leur appoint aux supplices que le salut de l’empire réclamait de la haute sagesse du maître du monde : jusqu’à ce que sur la fin de ce règne qui devait se clore, comme il avait commencé, comme il s’était poursuivi, dans le sang, un dernier rescrit du doux empereur amenât les hécatombes où Blandine l’esclave et Cécile la patricienne réhabilitaient par leur courage l’humanité, trop justement humiliée des flatteries données jusqu’à nos temps à ce triste prince.
Jamais encore le vent du midi n’avait à ce point fait de toutes parts couler la myrrhe et les parfums dans le jardin de l’Époux ; jamais contre un effort aussi prolongé de tous ses ennemis, sous l’assaut combiné du césarisme et de la fausse science donnant la main aux hérésies du dedans, jamais pareillement l’Église ne s’était montrée invincible dans sa faiblesse comme une armée rangée en bataille. L’espace nous manque pour exposer une situation qui commence à être mieux étudiée de nos jours, mais reste loin d’être pleinement comprise encore. Sous le couvert de la prétendue modération antonine, la campagne de l’enfer contre le christianisme atteint son point culminant d’habileté à l’époque même qui s’ouvre par le martyre des sept Frères honorés aujourd’hui. Les attaques furibondes des césars du troisième siècle, se jetant sur l’Église avec un luxe d’atrocités que Marc Aurèle ne connut pas, ne seront plus qu’un retour de bête fauve qui sent lui échapper sa proie.
Les choses étant telles, on ne s’étonnera pas que l’Église ait dès l’origine honoré d’un culte spécial le septénaire de héros qui ouvrit la lutte décisive dont le résultat fut la preuve qu’elle était bien désormais invincible à tout l’enfer. Et certes, le spectacle que les saints de la terre ont pour mission de donner au monde eut-il jamais scène plus sublime ? S’il fut combat auquel purent applaudir de concert et les anges et les hommes, n’est-ce pas celui du 10 juillet 162, où, sur quatre points à la fois des abords de la Ville éternelle, conduits par leur héroïque mère, ces sept fils de l’antique patriciat engagèrent l’assaut qui devait, dans leur sang, arracher Rome aux parvenus du césarisme et la rendre à ses immortelles destinées ? Quatre cimetières, après le triomphe, obtinrent l’honneur d’accueillir dans leurs cryptes sacrées les dépouilles des martyrs ; tombes illustres, qui devaient en nos temps fournir à l’archéologie chrétienne l’occasion des plus belles découvertes et l’objet des plus doctes travaux. Aussi loin qu’il est possible de remonter à la lumière des plus authentiques monuments, le VI des ides de juillet apparaît, dans les fastes de l’Église Romaine, comme un jour célèbre entre tous, en raison de la quadruple station conviant les fidèles aux tombeaux de ceux que par excellence on nommait "les Martyrs". L’âge de la paix maintint aux sept Frères une dénomination d’autant plus glorieuse, au sortir de la mer de sang où sous Dioclétien l’Église s’était vue plongée ; des inscriptions relevées dans les cimetières mêmes qui n’avaient pas eu la faveur de garder leurs restes, désignent encore au IVe siècle le 11 juillet sous l’appellation de "lendemain du jour des Martyrs".
L'Année liturgique
Commentaires
Pour ceux qui croient que le stoïcisme et autres "sagesses" de l'Antiquité ont quelque affinité que ce soit avec le christianisme. Plutôt avec les pires ennemis du Christ. Montaigne, par exemple, parle-t-il une seule fois du Christ dans ses Essais ? Peut-être une fois...
"C'estoit à la verité un très grand homme et rare ; comme celuy, qui avoit son ame vivement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de régler toutes ses actions : et de vray il n'est aucune sorte de vertu, de quoy il n'ait laissé de tres-notables exemples."
Essais, Livre II (de Julien l'Apostat ! No comment...)
Je pensais naïvement que Marc-Aurèle était un "bon" empereur. C'est ainsi qu'il est présenté par l'histoire, je préciserai maintenant, par l'historiographie "républicaine", qui ne lésine pas sur le mélange incessant entre "fait historique et "considérations morales".
Il a été présenté comme "persécuteur" par tout le moyen-âge jusqu'à sa réhabilitation progressive depuis la Renaissance, probablement du fait son aura de philosophe (Machiavel, Voltaire, Gibbon, Renan... que des auteurs recommandables. Cf l'article de Pipicaca).
Eusèbe de Césarée aurait appliqué à Marc-Aurèle les persécutions (en particulier de 177, des martyrs de Lyon) qui revenaient en fait à son prédécesseur et père adoptif, Antonin. Cette erreur factuelle est possible. Je ne suis pas compétent pour en juger (je remarque simplement que les dates ne concordent pas). Il faudrait étudier de plus près la question.
Renan, qui présente Marc-Aurèle comme "le représentant le plus glorieux de notre race" écrit par ailleurs : "Si Marc-Aurèle, au lieu d’employer les lions et la chaise rougie [serait-ce justement pour cela qu’il fut "glorieux" ?], eût employé l’école primaire et un enseignement d’État rationaliste, il eût bien mieux prévenu la séduction du monde par le surnaturel chrétien". Tout un programme ! Par ailleurs appliqué à la lettre depuis.
Les références de Renan sont empruntés à l’article suivant : https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_2010_num_62_1_2594
Eusèbe s'est trompé en situant le martyre des chrétiens gaulois à Lyon en 155 au lieu de 177. C'est pourquoi il en attribue la responsabilité à Antoninus Verus (et non à Marc Aurèle). La plupart des historiens s'accordent sur la date de 177 qui est corroborée par un rescrit de Marc Aurèle et de son fils Commode.
Chez les stoïciens, Épictète a pu être "recyclé" par les Pères de l'Église, mais pas Marc-Aurèle. Les deux sont pourtant présentés comme les derniers et plus accessibles (parce que se limitant à la morale), pour un contemporain, du courant philosophique dont ils sont devenus les emblèmes, Pour ma part, je n'ai lu que le Manuel d'Épictète et je dois dire qu'en comparaison de ce froid détachement, l'Évangile intégral est tout en compassion. Marc-Aurèle ? Bien qu'il ait été en vogue, paraît-il, dans l'Angleterre victorienne (déjà largement déchristianisée contrairement à ce qu'on pourrait penser), sa réputation méritée ou non de persécuteur m'a toujours retenu de l'approcher.
Pourquoi "méritée ou non" ? Vous mettez en doute le passage de L'Année liturgique cité par Daoudal ?
Au-delà des précisions historiques des commentateurs, j'apprécie grandement la description des persécutions du deuxième siècle par Dom Guéranger, qui ressemble à celle de notre temps.
Aujourd'hui 11 juillet fête de la st Benoît d'été chez les bénédictins, 2eme anniversaire de l'assassinat du martyr Vincent Lambert, après refus de la "grâce présidentielle" pour sauver un innocent. Vincent Lambert liquidé au 3rivotril par intraveineuse".
Une prière pour ses parents et fratrie (du moins ceux qui n'ont pas été complices des tueurs). Les martyrs sont assassinés de façon plus subtile les médecins ayant oublié leur vocation.