Extrait de la Relation IV (au P. Rodrigue Alvarez, 1575) :
La première oraison surnaturelle, selon moi, que j’ai éprouvée, est un recueillement intérieur qui se fait sentir à l’âme : elle semble avoir au dedans d’elle-même de nouveaux sens, à peu près semblables aux extérieurs ; elle cherche, ce semble, à se débarrasser du trouble que ceux- ci lui causent par leur agitation, et ainsi elle les entraîne quelquefois après elle. Elle se plait à fermer les yeux et les oreilles du corps, pour ne voir et n’entendre que ce dont elle est alors occupée, c’est-à-dire pour traiter avec Dieu seul à seul. Dans cet état, on ne perd l’usage d’aucun de ses sens ni d’aucune de ses puissances ; on le conserve tout entier, mais uniquement pour s’occuper de Dieu.
Ceci ne peut manquer d’être clair pour quiconque aura, par la grâce de Dieu, passé par cet état, mais non pas pour d’autres ; il faudrait bien des paroles et des comparaisons pour leur en donner l’intelligence.
De ce recueillement viennent quelquefois une quiétude et une paix intérieure délicieuse, en sorte que semble n’avoir plus rien à désirer : même parler, j’entends, prier vocalement et méditer, est alors pour elle une fatigue ; elle ne voudrait qu’aimer. Cette oraison peut durer un certain temps, et même parfois se prolonger.
De cette oraison procède ordinairement un sommeil, que l’on appelle le sommeil des puissances, dans lequel elles ne sont pourtant pas absorbées, ni si suspendues que l’on puisse qualifier cet état de ravissement. Ce n’est pas non plus entièrement l’union.
Il arrive quelquefois, souvent même, que l’âme entend très clairement, du moins cela lui paraît ainsi, que sa volonté seule est unie à Dieu, et que cette puissance est tout entière occupée de lui sans pouvoir se porter vers aucun autre objet, tandis que les deux autres puissances restent libres pour les affaires et pour les œuvres du service de Dieu. En un mot, Marthe et Marie vont ensemble. Extrêmement surprise d’éprouver cela, je demandai au père François de Borgia si ce n’était point une illusion. Il me répondit que cela arrivait souvent.
Quand il y a union de toutes les puissances, c’est très différent : car alors elles ne sont capables de quoi que ce soit ; l’entendement est comme stupéfait de ce qu’il contemple ; la volonté aime plus que l’entendement ne conçoit, mais sans que l’âme comprenne ou puisse dire, ni si elle aime, ni ce qu’elle fait. A mon avis, la mémoire est alors comme si elle n’existait pas, l’imagination de même ; pour les sens, non seulement ils n’ont plus leur activité naturelle, mais on dirait qu’on les a perdus, et cela, je pense, afin que l’âme puisse être d’une manière plus intime au divin objet dont elle jouit. Cette perte est de courte durée.
Par l’humilité et par les autres vertus dont elle se trouve enrichie, par les désirs qui l’enflamment, l’âme connaît les grands avantages qu’elle retire de cette faveur ; mais on ne peut dire ce que c’est. L’âme a beau vouloir le donner à entendre, elle ne sait ni comment le saisir, ni comment le dire. Selon moi, cette union, quand elle est véritable, est la plus grande grâce que Notre Seigneur accorde dans ce chemin spirituel, ou du moins l’une des plus grandes.