Grégoire IX, successeur de saint Pierre en l’Eglise de Rome, entendant chaque jour la sainteté de ce Cardinal qu’il avait créé, eut volonté de le voir, et de le tenir auprès de soi ; et parce qu’il savait combien le repos de sa cellule lui plaisait, pour lui ôter toute occasion d’excuse, lui envoya commandement de le venir trouver à Rome. Quoique son humilité lui fît verser beaucoup de larmes, se voyant appelé à de nouveaux honneurs, si est-ce que pour ne perdre le mérite de l’obéissance qu’il devait au Saint-Siège, il disposa son voyage, et avant toute chose alla demander et recevoir la bénédiction de notre B. Père saint Pierre Nolasque, qu’il reconnaissait toujours et honorait comme son supérieur ; et pour la dernière de ses expéditions, il alla dire adieu au Comte de Cardonne, auquel il était particulièrement obligé, et dont il était le père spirituel. Tout l’Ordre et toute la Catalogne se promettait beaucoup d’utilité du succès de ce voyage ; mais notre Seigneur voulut abréger les espérances de tout le monde, en arrêtant le pèlerinage de ce saint avant qu’il sortît de la maison du Comte de Cardonne ; car dès qu’il y fut entré il fut saisi d’une ardente fièvre continue, qui s’augmentant de plus en plus l’obligea d’envoyer avec toute diligence à Barcelone qui était à deux journées de là, pour avertir les religieux de sa maladie, et les prier de vouloir venir promptement, parce qu’il devait rendre à Dieu son âme entre leurs mains. Les religieux vinrent, et le saint Cardinal pria l’un d’eux de vouloir ouïr sa confession générale, qu’il fit avec tant de larmes qu’il semblait que ses yeux fussent changés en deux ruisseaux inépuisables ; quelques jours après il réitéra sa confession et requit avec instance qu’on lui donnât le saint viatique de l’adorable sacrement de l’autel ; les médecins qui étaient présents, voyant toute cette maison fort agitée, disaient qu’il n’y avait rien qui pressât ; les religieux d’autre part étant à la disposition et diligence du curé du lieu, qui d’office devait administrer au saint Cardinal, ne lui pouvaient donner la consolation de recevoir notre Seigneur si promptement qu’il désirait. Cependant le saint s’adressant à Dieu lui disait tout haut : « Hé quoi, Seigneur, permettrez-vous que je parte de ce monde sans avoir eu la grâce de recevoir votre précieux et adorable corps vrai viatique de tous les fidèles chrétiens, cette céleste consolation sera-t-elle déniée à ce serviteur, auquel vous laissez le jugement pour vous reconnaître et adorer ? En l’état où je suis, ô mon Dieu ! serai-je jugé si peu affectionné à ce saint mystère que je sois indigne de le recevoir ? » Dieu, qui a promis de faire la volonté de ceux qui le craignent, et d’exaucer leurs humbles prières pour leur salut, ne voulut pas dénier cette faveur au saint Cardinal, car pendant ses amoureuses complaintes entra par la porte de la salle où était le malade, en présence du Comte, des religieux, et de tous les domestiques qui y assistaient, une procession bien rangée de nos religieux (ou peut-être d’anges revêtus d’habits religieux) avec des cierges blancs et allumés en leurs mains, et à la fin de la procession venait le souverain prélat et chef de toutes les religions N.S. Jésus-Christ (ou quelque ange en cette forme) qui portait un précieux ciboire en ses mains ; dès que s. Raymond l’aperçut il sortit du lit, et se mit à genoux sur le carreau aux pieds de ce Seigneur qu’il désirait recevoir, ses yeux se débondant et faisant une mer de larmes ; alors toute la salle fut remplie d’une lumière et splendeur si grande qu’elle éblouit tous les assistants et les empêcha de voir ce qui se passa en cette merveilleuse action ; car ils perdirent de vue pendant une demi-heure toutes les personnes de cette sainte procession, et le saint Cardinal même ; enfin ils aperçurent sortir par la même porte de la salle cette compagnie céleste, qui sortie de la maison traversa sans bateau à pied sec une rivière qui arrosait ce lieu, et l’ayant passée disparut ; le Comte et tous les assistants qui étaient accourus aux portes et aux fenêtres de la maison pour voir retirer cette procession inconnue, après l’avoir perdue de vue retournèrent au lit du saint Cardinal, et le trouvèrent à genoux sur terre, les yeux et les mains élevés au ciel, comme sortant de quelque extase, et les religieux lui demandant ce qui s’était passé, il ne répondit autre chose sinon : « O que Dieu est admirable ! ô qu’il est bon à octroyer ce qu’on lui demande avec un cœur droit ! » Et enfin il avoua qu’il avait reçu le saint et auguste sacrement de l’autel ; puis bientôt après, demandant à Dieu qu’il reçût son âme en ses mains, rendit son esprit à celui qui l’avait créé. Son visage resta beau et resplendissant, comme celui de Moïse quand il revint de la montagne de parler avec Dieu ; il paraissait aussi en lui une sérénité et allégresse qui donnait de la gloire à tous ceux qui l’envisageaient. Il ne peut se dire combien de monde de toutes parts le vint voir, sans y être appelé ni averti, qui fut cause que pendant quinze jours il fallut laisser son corps sans sépulture, et quoiqu’il fût mort le dernier dimanche d’août, auquel temps les corps sont plus sujets à corruption, et qu’il ne fût point embaumé, il répandait néanmoins par toute la salle une odeur si agréable et surpassant les communes, qu’il paraissait au flairer qu’elle sortait du Paradis ; et de plus Dieu faisait plusieurs miracles à la présence de ses saintes dépouilles, en faveur de ceux qu’une sainte et pieuse curiosité attirait à la vue et vénération de ce corps saint.
Abrégé de la vie de saint Raymond Nonnat, par le R.P. François Dathia, religieux de l’ordre de Notre-Dame de la Merci, troisième édition 1656.