Lettre à un religieux. Traduction de l’abbé Jean Maillart s.j., 1695.
La paix de Jésus-Christ, mon fils, soit toujours en votre âme. J'ai reçu la lettre de V[otre] R[évérence], où vous me marquez que Notre Seigneur vous a donné de grands désirs de l'aimer seul sur toutes choses, et où vous me demandez quelques avis pour arriver à cette fin. J'ai beaucoup de joie de ces saints désirs, et j'en aurai davantage si vous les mettez à exécution. Pour cet effet, vous ferez réflexion que les goûts et les douceurs que l'âme sent, viennent ordinairement de l'affection des choses qui lui paraissent bonnes, convenables, agréables et précieuses. De sorte que sa passion se réveille, et sa volonté les espère; elle se plaît en elles lorsqu'elle les possède, elle craint de les perdre, et elle s'afflige lorsqu'elle en est privée. Ainsi la diversité de ses mouvements et de ses passions lui cause diverses inquiétudes. Afin que vous puissiez mortifier et éteindre ces différentes passions, vous devez vous persuader que rien de tout ce qui peut contenter le cœur n'est Dieu. Car, comme l'imagination ne peut se représenter Dieu, ni l'entendement le comprendre, de même la volonté ne peut le goûter; et comme l’âme ne peut le posséder en cette vie tel qu'il est en son essence, de même toute la douceur et tout le plaisir, quoique sublimes, qu'elle goûte, ne peuvent être Dieu. En effet, elle ne peut rien désirer qui ne soit un objet particulier et distingué des autres objets, comme elle ne peut rien connaître qu'en particulier et qu'en détail. C'est pourquoi, ne sachant pas ce que c'est que Dieu en lui-même, elle n'en peut avoir le goût; et toutes les puissances de l’âme ne sauraient l'atteindre, parce qu'il surpasse infiniment leur capacité.
Il est donc nécessaire que l'âme qui veut s'unir à Dieu, étouffe les sentiments de joie que les choses supérieures ou inférieures, temporelles ou spirituelles, lui peuvent imprimer, afin que, purifiée de la sorte, elle s'occupe uniquement à aimer son Créateur. Car, si la volonté peut en quelque façon embrasser Dieu et parvenir à son union, elle ne peut le faire par le moyen de ses passions, mais par le seul amour divin. Et parce qu'il n'y a aucune douceur dont la volonté est capable, qui soit véritablement cet amour, il n'y a aussi aucun sentiment propre à faire l'union de l’âme avec Dieu, hors l'opération de la volonté. Car l'opération de la volonté est fort différente de son sentiment, puisque l'amour est cette opération par laquelle elle s'unit à Dieu, et elle ne s'unit point par le sentiment qui ne réside en l'âme que comme la fin et le terme de son opération.
J'avoue bien que les sentiments peuvent exciter l'âme à aimer Dieu, lorsque la volonté ne s'y arrête pas et passe plus outre; mais si elle demeure attachée à ces sentiments, ils ne conduiront pas l'âme à Dieu, et ils la retarderont en son chemin. L'opération de la volonté fait un effet contraire, elle engage tellement l'âme à aimer Dieu sur toutes
choses, qu'elle met en lui seul toute son affection, toute sa joie, tout son goût, tout son plaisir, et qu'elle méprise tout le reste. C'est pourquoi celui que la douceur attire à l'amour de Dieu renonce incessamment à cette douceur pour aimer Dieu purement et sans goût; parce que s'il comptait sur les tendresses sensibles, il les regarderait comme la fin de son amour; et ainsi son amour se terminerait à la créature et non pas au Créateur. La volonté doit donc se borner à l'amour de Dieu qui lui est incompréhensible, et non aux choses créées qui peuvent la toucher sensiblement. Elle aime selon les règles de la foi un objet certain, véritable, infiniment parfait, mais elle l'aime dans l'obscurité de ses connaissances et dans la privation de tout sentiment corporel.
Ainsi celui-là tomberait dans un grand égarement, qui prendrait la privation des consolations spirituelles pour l'éloignement de Dieu, et l'abondance des délices intérieures pourra présence et pour ses faveurs particulières. Celui-là s'égarerait encore davantage, qui chercherait cette douceur en l'amour de Dieu, et qui s'y plairait. En obéissant à sa passion, il s'attacherait non pas à Dieu, mais au goût sensible ; il n'agirait plus selon la simplicité de la foi, ni selon la pureté de la charité divine. Son amour ne s'élèverait pas au-dessus de tout le créé, et sa volonté ne monterait pas jusques à Dieu, qui est inaccessible à tout ce qui est matériel. L'âme ne peut recevoir les aimables embrassements du Seigneur que dans le dépouillement de tout le sensuel. Le roi-prophète semble nous insinuer cette vérité, lorsqu'il fait dire à Dieu : Ouvrez votre bouche, et je la remplirai. Les sentiments délicieux ferment et serrent la bouche du cœur; l'amour pur l'ouvre et l'élargit, et alors Dieu la remplit, nourrit la volonté et apaise sa faim, Isaïe nous enseigne aussi que le cœur doit avoir soif de Dieu, pour boire ces eaux divines. Vous tous, dit-il, qui brûlez de soif, venez aux eaux, etc. Il invite en cet endroit à l'union divine tous ceux qui n'ont soif que de Dieu, parce qu'ils y trouveront de quoi l'étancher. Il est donc nécessaire que V. R., si elle désire arriver à la perfection, et jouir d'une profonde paix d'esprit, consacre entièrement sa volonté à Dieu pour s'unir à lui, et qu'elle ne l'occupe nullement des choses créées. Je prie la divine Majesté de vous faire un aussi grand saint que je le souhaite.