Vers trois heures et demie, les murmures augmentèrent d'une façon effrayante : cela commençait par une espèce de plainte, et cela montait jusqu'aux rugissements. Les “parentes” de saint Janvier jetèrent quelques injures au saint qui se faisait ainsi prier.
A quatre heures, il y avait presque émeute : on trépignait, on vociférait, on montrait des poings ; le chanoine de garde - on avait renouvelé les chanoines d'heure en heure - s'approcha de la balustrade et dit :
- Il y a sans doute des hérétiques dans l'assemblée. Que les hérétiques sortent, ou le miracle ne se fera pas.
A ces mots, une clameur épouvantable s'éleva de toutes les parties de la cathédrale, hurlant :
- Dehors les hérétiques ! à bas les hérétiques ! à mort les hérétiques !
Une douzaine d'Anglais, qui étaient aux tribunes, descendirent alors de leur échafaudage, au milieu des cris, des huées et des vociférations de la foule ; une escouade de fantassins, conduite par un officier, l'épée nue à la main, les enveloppa, afin qu'ils ne fussent pas mis en pièces par le peuple, et les accompagna hors de l'église, où je ne sais pas ce qu'ils devinrent.
Leur expulsion amena un moment de silence, pendant lequel la foule, émue et soulagée, reprit le mouvement qui la reportait vers l'autel pour baiser la fiole, et l'éloignait de l'autel quand la fiole était baisée.
Une heure à peu près s'écoula dans l'attente, et sans que le miracle se fit. Pendant cette heure, la foule fut assez tranquille ; mais c'était le calme qui précède l'orage. Bientôt les rumeurs recommencèrent, les grondements se firent entendre de nouveau, quelques clameurs sauvages et isolées éclatèrent. Enfin, cris tumultueux, vociférations, grondements, rumeurs, se fondirent dans un rugissement universel dont rien ne peut donner une idée.
Le chanoine demanda une seconde fois s'il y avait des hérétiques dans l'assemblée ; mais cette fois personne ne répondit. Si quelque malheureux Anglais, Russe ou Grec, se fût dénoncé en répondant, à cet appel, il eût été certainement mis en morceaux, sans qu'aucune force militaire, sans qu'aucune protection humaine eût pu le sauver.
Alors les “parents” de saint Janvier se mêlèrent à la partie : c'était quelque chose de hideux que ces vingt ou trente mégères arrachant leur bonnet de rage, menaçant saint Janvier du poing, invectivant leur parent de toute la force de leurs poumons, hurlant les injures les plus grossières, vociférant les menaces les plus terribles, insultant le saint sur son autel, comme une populace ivre eût pu faire d'un parricide sur un échafaud.
Au milieu de ce sabbat infernal, tout à coup le prêtre éleva la fiole en l'air, criant :
- Gloire à saint Janvier, le miracle est fait !
Aussitôt tout changea.
Chacun se jeta la face contre terre. Aux injures, aux vociférations, aux cris, aux clameurs, aux rugissements, succédèrent les gémissements, les plaintes, les pleurs, les sanglots. Toute cette populace, folle de joie, se roulait, se relevait, s'embrassait, criant :
– Miracle ! miracle ! et demandait pardon à saint Janvier, en agitant ses mouchoirs trempés de larmes, des excès auxquels elle venait de se porter à son endroit.
Au même instant, les musiciens commencèrent à jouer et les chantres à chanter le Te Deum, tandis qu'un coup de canon tiré au fort Saint-Elme, et dont le bruit vint retentir jusque dans l'église, annonçait à la ville et au monde, urbi et orbi, que le miracle était fait.
En effet, la foule se précipita vers l'autel, nous comme les autres. Ainsi que la première fois, on nous donna la fiole à baiser ; mais, de parfaitement coagulé qu'il était d'abord, le sang était devenu parfaitement liquide.
C'est, comme nous l'avons dit, dans cette liquéfaction que consiste le miracle.
Et il y avait bien véritablement miracle, car c'était toujours la même fiole ; le prêtre ne l'avait touchée que pour la prendre sur l'autel et la faire baiser aux assistants, et ceux qui venaient de la baiser ne l'avaient pas un instant perdue de vue.
La liquéfaction s'était faite au moment où la fiole était posée sur l'autel, et où le prêtre, à dix pas de la fiole à peu près, apostrophait les parentes de saint Janvier.
Maintenant, que le doute dresse sa tête pour nier, que la science élève sa voix pour contredire ; voilà ce qui est, voilà ce qui se fait, ce qui se fait sans mystère, sans supercherie, sans substitution, ce qui se fait à la vue de tous. La philosophie du dix huitième siècle et la chimie moderne y ont perdu leur latin : Voltaire et Lavoisier ont voulu mordre à cette fiole, et, comme le serpent de la fable, ils y ont usé leurs dents.
Maintenant, est-ce un secret gardé par les chanoines du Trésor et conservé de génération en génération depuis le quatrième siècle jusqu'à nous ?
Cela est possible ; mais alors cette fidélité, on en conviendra, est plus miraculeuse encore que le miracle.
J'aime donc mieux croire tout bonnement au miracle ; et, pour ma part, je déclare que j'y crois.
Le soir, toute la ville était illuminée et l'on dansait dans les rues.
Fin du chapitre 21 de “Le Corricolo” d’Alexandre Dumas.
Commentaires
Merci pour ce récit, si vivant, dont j'avais lu des bribes par ailleurs, mais je ne connaissais pas l'illustre auteur !
On s'y croirait !
Et ce n'est que la fin de trois chapitres entiers consacrés à saint Janvier:
http://www.dumaspere.com/pages/bibliotheque/chapitre.php?lid=v4&cid=20