L’évangile de la messe de ce jour est la parabole du fils prodigue, qui reprend « la thématique des deux frères traverse tout l'Ancien Testament, depuis Caïn et Abel, en passant par Ismaël et Isaac, jusqu'à Ésaü et Jacob », écrit Joseph Ratzinger. Esaü et Jacob sont précisément les protagonistes de la première lecture de cette messe. Voici le début de l’explication de la parabole par Joseph Ratzinger Benoît XVI dans Jésus de Nazareth, pp. 228ss.
Il y a tout d'abord la figure du fils prodigue ; toutefois, la générosité du père est, elle aussi, visible d'emblée. Ce dernier satisfait à la requête du fils cadet qui demande la part d'héritage qui lui revient, et il fait le partage de ses biens. Il donne la liberté. Il peut imaginer ce que le plus jeune fils va faire de ses biens, mais il le laisse suivre sa route personnelle.
Le fils part « pour un pays lointain ». Les Pères de l'Église ont interprété cela principalement comme un éloignement intérieur du monde du père, du monde de Dieu, comme la rupture intime de la relation, le fait de partir très loin de ce qui vous est propre et véritablement essentiel. Le fils dilapide son héritage. Il veut simplement jouir de la vie, en profiter jusqu'à la dernière goutte et l'avoir, croit-il, « en abondance ». Il ne veut plus être soumis à aucun commandement, à aucune autorité. Il cherche la liberté radicale, il veut vivre seulement selon sa propre règle, sans se soumettre à une exigence extérieure. Il jouit de la vie, il se sent tout à fait autonome.
Est-il difficile pour nous de reconnaître là l'esprit de notre époque, cet esprit de rébellion contre Dieu et contre la Loi divine ? L'abandon de tout ce qui constituait jusqu'ici nos fondements, et le choix d'une liberté sans limites ? Le mot grec qui, dans la parabole, désigne la fortune dilapidée signifie dans le langage des philosophes grecs « substance », nature. Le fils prodigue dilapide « sa substance », lui-même. [note YD : La Vulgate dit également : substantiam suam.]
À la fin, il a tout dépensé. Cet homme qui a été tout à fait libre devient alors réellement esclave, gardien de porcs, et il s'estimerait heureux si on lui donnait à manger ce que mangent les porcs. L'homme qui entend par liberté l'arbitraire absolu de sa volonté propre, de son chemin personnel et d'eux seuls, vit dans le mensonge, car, par nature, sa place est d'être dans la réciprocité, sa liberté est une liberté à partager avec autrui. Par nature, il porte inscrites en lui la discipline et la norme ; s'identifier profondément avec elles, telle serait la vraie liberté. Une fausse autonomie conduit à la servitude, l'histoire nous l'a montré entre-temps de façon éclatante. Pour les Juifs, le porc est un animal impur ; être gardien de porcs est donc l'expression de l'aliénation et de la paupérisation les plus extrêmes. L'homme totalement libre est devenu un pitoyable esclave.
C'est ici qu'advient le « retournement ». Le fils prodigue comprend qu'il est perdu, que c'est dans la maison paternelle qu'il était libre, et que les domestiques de son père sont plus libres que lui, qui s'était cru totalement libre. Il « rentre alors en lui-même », dit l'Évangile et, comme la parole sur le pays lointain, cette formule invite les Pères à la réflexion philosophique : cet homme qui vit loin de chez lui, coupé de son origine, s'est aussi beaucoup éloigné de lui-même. Il vivait coupé de la vérité de son existence.
Son retournement, sa « conversion », consiste à reconnaître cela, à comprendre sa propre aliénation d'homme parti réellement « à l'étranger » et devenu étranger à lui-même, et maintenant elle consiste à revenir à soi. En lui-même, il trouve inscrit le principe qui l'oriente vers le père, vers la vraie liberté de « fils ». Les paroles qu'il prépare pour son retour nous montrent l'étendue du cheminement intérieur qu'il accomplit maintenant. C'est l'expression d'une existence qui s'est mise en route et qui, traversant tous les déserts, retourne « chez elle », pour se retrouver elle-même et pour retrouver le père. Il se met en route vers la vérité de son existence, une route qui le mène « chez lui ». Par cette interprétation « existentielle » du retour au bercail, les Pères nous expliquent aussi ce qu'est la « conversion », quelles souffrances et quelles purifications intérieures elle implique, et nous pouvons dire sans crainte qu'en cela, ils ont compris très justement l'essence de cette parabole et qu'ils nous aident à en percevoir toute l'actualité.
- Sur le répons des matines tiré de l’évangile, voir ici.
- Sur la postcommunion de la messe, voir ici.
Commentaires
Merci, Monsieur Daoudal.
Remarquable, ce commentaire génial par sa véracité .
Catholique, en contact régulier très proche avec des maçons, je suis obsédé par le problème de la liberté revendiquée comme fin et but ultime de l'existence.
L'élu, l'initié devenant maître, se relève à côté d'Hiram, l'architecte du temple de Salomon, assassiné par de méchants compagnons ; le maçon est alors invité à relever en lui le maître intérieur, à rejeter toute « loi extérieure », toute hétéronomie pour devenir vraiment autonome.
Mais la quête sans fin de liberté peut aboutir, en niant un dieu « tyrannique », « dominateur » à nier sa propre réalité. Niant Dieu (qui fonde l'homme) on en arrive à se nier soi-même, et comme le dit admirablement Benoît XVI, à perdre sa propre substance, fondée comme le dit encore Ratzinger sur la réciprocité. N'ayant plus de substance, on se cherche « trans », transsexuel, trans humain, tansgénique, .. ce qui ne fait qu’augmenter son inconsistance.
Mais reconnaître le père c'est reconnaître que l'on ne s'est pas fait soi-même, que l'on se reçoit de ses parents et de Dieu. C'est reconnaître une limitation de sa toute puissance, c'est un abandon du rêve prométhéen toujours impossible.
La maçonnerie m'apparaît de plus en plus comme une quête illusoire, une vraie tromperie, mais en sortir est une difficile mais authentique libération. Je prie pour la libération des maçons que j'aime.
Salomon.
Liberté contrainte et liberté liberticide ;
Permettez-moi, Monsieur Daoudal, de revenir sur le problème (car c'en est un) de la liberté comme fin et non comme moyen. C'est bien la revendication d'une liberté hors sol qui travaille la société actuelle. Cette liberté déracinée, est ballottée à tous les vents, entraînée comme le beau ivre par tous les courants.
Cette liberté est illusoire, mensongère.
Liberté contrainte.
« Un maçon libre dans une loge libre » est le mantra répété en boucle, le dogme que l'on ne peut remettre en cause sans perdre ipso facto sa qualité de maçon. Pourtant, il y a quelque jours encore, un jeune maçon, apprenti, me disait combien il se sentait contraint, non libre par rapport aux fraternels conseils de ses parrains, donnés pour son bien et pour le guider dans son parcours initiatique, mais qui constituent de véritables pressions de conformité. Ce n'est pas la place de développer cela ici, mais des maçons à des grades bien plus élevés ont le même vécu. Un maçon n'est pas vraiment libre de dire ou de faire ce qu'il veut, non seulement en loge mais aussi en dehors d'elle. La doxa maçonnique exige en permanence une non conformité à la conformité du monde profane.
Liberté liberticide.
L'absolutisation idéologique de la liberté en fait un totalitarisme. Se plaçant au dessus de toute valeur, elle ne permet aucun échappatoire, aucune respiration. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». « Il est interdit d'interdire ». C'est bien ce que l'on voit dans les pouvoirs libertaires actuels, plus inquisiteurs que l'inquisition la plus féroce. Niant par principe et méthode l'existence d'une vérité, c'est selon les mots de Ratzinger, « la dictature du relativisme ». L'absolutisation de la liberté implique l'absolutisation du relativisme.
Salomon 2
Ni dieu ni maître
revendique l'être sans foi ni loi.
Permettez-moi, Monsieur Daoudal de revenir une troisième fois sur la liberté anarchique.
Il est facile de dénoncer les excès d'une folle liberté. Mais comment redonner corps à un homme vidé de sa substance ?
On peut faire des lois, mais on voit bien qu'elles ne sont pas très utile ni pour empêcher, ni pour obliger. On s'épuise (éventuellement) en sanctions non productives.
On peut restructurer l'enseignement, essayant de réintroduire dans le mammouth le sens de l'effort et de la discipline.
Mais on n'arrivera à rien sans commencer par une réforme quotidienne de notre propre vie.
La libre pensée est le cache sexe du libertinage. Il y a entre libéralisme, libertarisme et libertinage une relation incestueuse. C'est par le moyen de l'argent et du sexe que s'introduit la perversion de la société. Quelle est vraiment notre relation personnelle avec eux ? Quelle est notre fidélité ou notre vagabondage sexuel ? Notre consommation de pornographie ? Notre poursuite de l'enrichissement illimité ? Notre volonté de domination et de pouvoir ?
N'est-ce pas la paille et la poutre ? Mais comme le rappelle la parabole, le Père est toujours miséricordieux.
Salomon 3 -