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Sainte Gertrude

Que l'abîme de la Sagesse incréée appelle l'abîme (1) de la Toute-Puissance admirable, pour exalter cette bonté incompréhensible qui fit descendre les torrents de votre miséricorde jusque dans la profonde vallée de ma misère. J'avais atteint ma vingt-sixième année, et nous étions le lundi (jour béni pour moi) qui précédait la fête de la Purification de votre très chaste Mère. La susdite férie tombait cette année au sixième des calendes de février (2). A l'heure qui suit Complies, heure si favorable du crépuscule, vous aviez résolu, ô Dieu qui êtes la vérité plus pure que toute lumière et plus intime que tout secret (3), d'éclairer les épaisses ténèbres qui m'environnaient. Usant d'un procédé plein de douceur et de tendresse (4), vous commençâtes par apaiser le trouble qu'un mois auparavant vous aviez excité dans mon cœur. Ce trouble, je le crois, était destiné à renverser la tour de vaine gloire et de curiosité élevée par mon orgueil (5). Orgueil insensé  car je ne méritais même pas de porter le nom et l'habit de la Religion. Toutefois c'était bien le chemin que vous choisissiez, ô mon Dieu, pour me révéler votre salut (6).

J'étais donc à cette heure au milieu du dortoir, et selon les usages de respect prescrits dans l'Ordre, je venais de m'incliner devant une ancienne, lorsque, relevant la tête, je vis devant moi un jeune homme plein de charmes et de beauté. Il paraissait âgé de seize ans, et tel enfin que mes yeux n'auraient pu souhaiter voir rien de plus attrayant. Ce fut avec un visage rempli de bonté qu'il m'adressa ces douces paroles : « Ton salut viendra bientôt. Pourquoi es-tu consumée par le chagrin ? Est-ce que tu n'as point de conseiller pour te laisser abattre ainsi par la douleur ? » (7) Tandis qu'il prononçait ces mots, quoique je fusse certaine de ma présence corporelle dans ce dortoir, il me sembla néanmoins que j'étais au chœur, en ce coin où je fais habituellement, une oraison si tiède c'est là que j'entendis la suite des paroles : « Je te sauverai, je te délivrerai, ne crains pas. » (7) Après ces mots, je vis sa main fine et délicate prendre ma main droite comme pour ratifier solennellement ces promesses. Puis il ajouta : « Tu as léché la terre avec mes ennemis et sucé du miel parmi les épines. Reviens vers moi, et je t'enivrerai au torrent de ma volupté divine » (8). Pendant qu'il parlait ainsi, je regardai, et je vis entre lui et moi, c'est-à-dire à sa droite et à ma gauche, une haie s'étendant si loin, que ni devant ni derrière je n'en découvrais la fin. Le haut de cette haie était tellement hérissé d'épines que je ne voyais aucun moyen de passer jusqu'à ce bel adolescent. Je restais donc hésitante, brûlante de désirs et sur le point de défaillir, lorsque lui-même me saisit tout à coup et, me soulevant sans aucune difficulté, me plaça à côté de lui. Je reconnus alors sur cette main qui venait de m'être donnée en gage, les joyaux précieux des plaies sacrées qui ont annulé tous les titres qui pouvaient nous être opposés. Aussi j'adore, je loue, je bénis, et je rends grâces autant que je le puis à votre sage Miséricorde et à votre miséricordieuse Sagesse. Vous vous efforciez, ô mon Créateur et mon Rédempteur, de courber ma nuque rebelle sous votre joug suave, en préparant un remède si bien accommodé à ma faiblesse. Dès cette heure, en effet, mon âme retrouva le calme et la sérénité ; je commençai à marcher à l'odeur suave de vos parfums (9), à comprendre combien votre joug et doux et votre fardeau léger (10), que peu auparavant je tenais pour insupportable.

Le Héraut de l’Amour divin, livre II, première partie, chapitre 1.

(1) Abyssus abyssum invocat, psaume 41.

(2) 27 janvier 1281.

(3) Omni luce clarior, sed omni secreto interior : saint Augustin, Confessions. Gertrude dit « serenior » (plus sereine) au lieu de « clarior » (plus éclatante).

(4) Blande leniterque : Genèse 50,21, dont le contexte (Ne craignez pas : nolite timere) annonce la citation qui va suivre d’un répons basé non sur la Genèse mais sur Isaïe et Michée…

(5) Turrim vanitatis, allusion à la Tour de Babel qu’on trouve déjà chez sainte Hildegarde (Visions I,4).

(6) Iter quo ostenderes mihi salutare tuum : allusion à la fin du psaume 49 : iter quo ostendam illi salutare Dei.

(7) Cito veniet salus tua: quare maerore consumeris? numquid consiliarius non est tibi, quia innovavit te dolor? * Salvabo te, et liberabo te, noli timere. Répons des matines de l’Avent par lequel le Seigneur applique à Gertrude ce que la liturgie applique à Jérusalem.

(8) Le début de cette parole fait allusion au psaume 71 (inimici ejus terram lingent) et la fin au psaume 35 : « Et torrente voluptatis tuæ potabis eos. »

(9) Allusion au Cantique des cantiques.

(10) Matthieu 11,30.

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