Saint Bernard a bien mérité d’être appelé « le dernier des Pères de l’Eglise ». Car ses écrits sont de la même eau, ou plutôt du même vin, du même Esprit. Et il brille comme l’héritier à la fois d’Origène et de saint Augustin, seul de son espèce.
En outre, le style de saint Bernard est une constante source d’émerveillement. Il peut écrire des paragraphes entièrement tissés de citations de l’Ecriture, et qui sont pourtant caractéristiques de sa spiritualité. Et il est un tel virtuose des parallèles, des oppositions, multipliant les assonances et les allitérations, que cela frôlerait parfois la préciosité si ce n’était au service d’une pensée aussi profonde, d’une exégèse aussi inspirée. Exemple célèbre, avec chiasme et double paronomase, comme disent les grammairiens : « Iesus mel in ore, in aure melos, in corde iubilus » (Jésus miel dans la bouche, dans l’oreille mélodie, dans le cœur jubilation : sermon 15 sur le Cantique).
C’est pourquoi, si l’on connaît un peu de latin, il faut absolument lire saint Bernard dans le texte. Aucune traduction ne peut rendre compte de son génie de la langue latine, de son caractère éminemment poétique au service du Mystère.
Quelques spécialistes ont étudié son style. Christine Mohrmann a montré que certains passages étaient de véritables poèmes, avec une métrique et des rimes. Ainsi la fin célèbre de la deuxième homélie « à la louange de la Vierge Mère » est-elle un hymne à l’Etoile de la Mer que l’on peut très facilement découper en vers :
O quisquis te intelligis
in huius saeculi profluvio
magis inter procellas et tempestates fluctuare,
quam per terram ambulare
ne avertas oculos a fulgore huius sideris,
si non vis obrui procellis !
Ô qui que tu sois, qui te vois,
dans les fluctuations de ce monde,
ballotté au milieu des bourrasques et des tempêtes
plutôt que marchant sur la terre ferme,
ne détourne pas les yeux de l'éclat de cet astre
si tu ne veux pas être submergé par les flots.
Si insurgant venti tentationum,
si incurras scopulos tribulationum,
respice stellam,
voca Mariam.
Si se lèvent les vents de la tentation,
si tu cours aux écueils des épreuves,
regarde l'étoile,
appelle Marie.
Si iactaris superbiae undis
si ambitionis,
si detractionis,
si aemulationis
respice stellam,
voca Mariam.
Si tu es secoué par les vagues de l'orgueil,
ou de l'ambition,
ou de la médisance,
ou de la jalousie,
regarde l'étoile,
appelle Marie.
Si iracundia,
aut avaritia
aut carnis illecebra
naviculam concusserit mentis,
respice ad Mariam.
Si la colère,
ou l'avarice,
ou les attraits de la chair
ébranlent la nacelle de ton âme,
regarde vers Marie.
Si criminum immanitate turbatus,
conscientiae foeditate confusus,
iudicii horrore perterritus,
barathro incipias absorberi tristitiae
desperationis abysso
cogita Mariam.
Si troublé par l'énormité de tes fautes,
accablé par la souillure de ta conscience,
épouvanté par l'horreur du jugement,
tu commences à sombrer dans le gouffre de la tristesse,
dans l'abîme du désespoir,
pense à Marie.
In periculis,
in angustiis,
in rebus dubiis
Mariam cogita,
Mariam invoca.
Dans les dangers,
les angoisses,
les doutes,
pense à Marie,
invoque Marie.
Non recedat ab ore,
non recedat a corde,
et ut impetres ejus orationis suffragium,
non deseras conversationis exemplum.
Qu'elle ne quitte pas ta bouche,
qu'elle ne quitte pas ton cœur.
Et pour obtenir le secours de ses prières,
ne t'écarte pas de l'exemple de sa vie.
Ipsam sequens non devias,
Ipsam rogans non desperas,
Ipsam cogitans, non erras.
En la suivant, impossible de s'égarer ;
en la priant, de te décourager ;
en pensant à elle, d'errer.
Ipsa tenente non corruis,
Ipsa protegente non metuis,
Ipsa duce non fatigaris,
Ipsa propitia pervenis.
Ta main dans la sienne, pas de chute ;
sous sa protection, pas de crainte ;
sous sa conduite, pas de fatigue ;
avec son appui, tu touches au but.
Et sic in temetipso experiris
quam merito dictum sit :
Et nomen Virginis Maria.
Et ainsi, en toi-même, tu expérimenteras
comme est juste cette parole:
Et le nom de la Vierge était Marie.
(Traduction Sources chrétiennes)
Commentaires
" Il était noble et chevalier, il ne cessait point de l'être sous la bure "
Le traducteur de Sources chrétiennes (c'est récent ?) a un petit problème avec les temps et modes des verbes.
Aux strophes 2, 3 et 5 on a un subjonctif présent (potentiel), il faut donc lire : "Si (par malchance) se levaient les vents… si tu étais balloTTé… si tu commençais à sombrer…"
et à la dernière strophe c'est l'indicatif présent : "Ainsi tu expérimentes".
Merci pour le deuxième "t" de ballotter.
Je crois que les traducteurs (RM Marie-Imelda Huille, de Notre-Dame d'Igny, et RP Joël Regnard, de Cîteaux) ont raison, car on ne peut pas traduire les subjonctifs sans caricaturer leur très légère voire imperceptible nuance (qu'ils ont souvent dans la Vulgate).
Et je crois qu'ils ont raison aussi de traduire le présent final par un futur. C'est l'aspect futur du présent, qu'on voit aussi dans la Vulgate (venant sans doute ou peut-être du grec traduit littéralement). Futur immédiat: si tu pries Marie tu vas tout de suite expérimenter...
Au temps de saint Bernard, on peut douter que les règles du latin cicéronien telles que les expose Petitmangin s’appliquent encore…
Je corrige mon "Si (par malchance)…" peu théologique en "Si (c'est possible)...
Nouvelle correction : à la strophe 3 JACTARIS est bien un indicatif : "si tu es ballotté…"
C'est seulement la 2 et la 5 qui ont un subjonctif (potentiel)
Merci