C’est avec raison que cet aveugle nous est représenté à la fois assis au bord du chemin et en train de mendier, car la Vérité en personne a dit : «Je suis le Chemin.» (Jn 14, 6). Celui qui ne connaît pas la clarté de la lumière éternelle est donc un aveugle. Si toutefois il a commencé à croire au Rédempteur, il est assis au bord du chemin. Cependant, s’il néglige de prier et s’abstient de supplier Dieu pour recouvrer la lumière éternelle, l’aveugle est bien assis au bord du chemin, mais il ne mendie pas. En revanche, si en même temps qu’il croit, il reconnaît que son cœur est aveugle et demande à recouvrer la lumière de vérité, alors l’aveugle est assis au bord du chemin et il mendie. Celui donc qui reconnaît les ténèbres de son aveuglement et qui comprend que lui manque la lumière de l’éternité, qu’il crie du fond du cœur, qu’il crie de toute son âme et dise : «Jésus, fils de David, aie pitié de moi!»
Mais écoutons ce qui advint tandis que l’aveugle criait : «Ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour le faire taire.»
Que représentent ceux qui précèdent l’arrivée de Jésus, sinon la foule des désirs de la chair et la tempête des vices, qui, avant la venue de Jésus en notre cœur, dissipent nos pensées par leurs assauts et gênent les appels de notre cœur dans la prière? Souvent, en effet, lorsque nous voulons revenir vers le Seigneur après avoir péché, et que nous nous efforçons de vaincre par la prière les vices dont nous avons été coupables, les images de nos fautes passées se pressent en notre cœur; elles émoussent la pointe de notre esprit, troublent notre âme et étouffent la voix de notre prière. Oui, «ceux qui marchaient devant le réprimandaient pour le faire taire», puisqu’avant la venue de Jésus en notre cœur, nos fautes passées, dont le souvenir vient heurter notre pensée, nous jettent dans le trouble au beau milieu de notre prière.
Ecoutons ce que fit alors cet aveugle, avant de retrouver la lumière. Le texte poursuit : «Mais lui criait de plus belle : ‹Fils de David, aie pitié de moi!›» Voyez : celui que la foule réprimande pour le faire taire crie de plus belle; c’est ainsi que plus l’orage des pensées charnelles3 nous tourmente, plus nous devons intensifier notre effort de prière. La foule veut nous empêcher de crier, puisque nous subissons souvent jusque dans la prière le harcèlement des images de nos péchés. Mais il faut que la voix de notre cœur persiste avec d’autant plus de force que la résistance qu’elle rencontre est plus dure, afin de maîtriser l’orage de nos pensées coupables, et de toucher, par l’excès même de son importunité, les oreilles miséricordieuses du Seigneur. Chacun, je le suppose, a expérimenté en lui-même ce que je vais vous dire : lorsque nous détournons notre esprit de ce monde pour le tourner vers Dieu, et que nous nous appliquons à la prière, voilà que nous devons supporter dans notre prière, comme une chose importune et pénible, cela même que nous avions accompli avec délice. C’est à peine si la main d’un saint désir peut en chasser le souvenir des yeux de notre cœur, à peine si les gémissements de la pénitence peuvent triompher des images qui en résultent.
Mais si nous persévérons avec insistance dans notre prière, nous arrêtons en notre âme Jésus qui passe. Aussi est-il ajouté : «Jésus, s’arrêtant, demanda qu’on le lui amène.» Voici qu’il s’arrête, lui qui passait : en effet, tant que les foules des images nous oppressent dans la prière, nous avons comme l’impression que Jésus passe; mais quand nous persévérons avec insistance dans notre prière, Jésus s’arrête pour nous rendre la lumière, puisque Dieu se fixe en notre cœur, et que la lumière perdue nous est rendue.
Cependant, le Seigneur veut encore nous faire comprendre par là quelque chose d’utile au sujet de son humanité et de sa divinité. C’est lorsqu’il passait que Jésus entendit l’aveugle qui criait, mais c’est une fois arrêté qu’il accomplit le miracle de lui rendre la lumière. Car passer est le fait de la nature humaine, et se tenir arrêté, celui de la nature divine. C’est par son humanité que Jésus est né et a grandi, qu’il est mort et ressuscité, qu’il est allé d’un lieu à un autre. En effet, si la nature divine n’admet aucun changement, et si le fait de changer équivaut à passer, il est évident que le passage du Seigneur ressortit à la chair, non à la divinité. En vertu de sa divinité, il demeure toujours comme arrêté, parce qu’étant partout présent, il n’a besoin ni de venir, ni de repartir par un déplacement. C’est donc bien en passant que le Seigneur entend l’aveugle qui crie, et une fois arrêté qu’il lui rend la lumière, puisque c’est en son humanité qu’il s’apitoie avec compassion sur nos cris d’aveugles, mais par la puissance de sa divinité qu’il nous remplit de la lumière de sa grâce.
Saint Grégoire le Grand, homélie 2 sur les évangiles.
Sur la quinquagésime, voir mes notes de l’an dernier (les trois axes de la liturgie de ce jour) et de 2014 (la progression de la septuagésime à la quinquagésime comme préparation au carême).