Dans la Nouvelle Revue Théologique, en 1979, le P. André Ravier publiait un article intitulé « Une fille de notre race, sainte Bernadette Soubirous ». Il souligne que l’abbé Fèvre, l’aumônier du couvent de Nevers, déclara que Bernadette avait réalisé sa vocation (de faire pénitence, prier, se mortifier, souffrir pour les pécheurs, comme l’avait dit l’Immaculée) par la souffrance physique, par la souffrance morale, et par la souffrance spirituelle. Sur ce dernier aspect rarement évoqué, le P. Ravier écrit :
En fait, l’épreuve la plus profonde de Bernadette se situe encore ailleurs, en une région de son âme où il nous est difficile d’accéder. Cette épreuve fut très vive, beaucoup plus « pénible », de son propre aveu, que toutes les souffrances de son corps. C’est dès 1858 [l’année des apparitions] que nous en découvrons les premiers indices : et, lorsqu’on lit la Correspondance et les Notes spirituelles, on peut en suivre les traces, disons, pour être plus exact, quelques légères empreintes. Nous ne pouvons que donner ici les conclusions des études que nous avons faites de cette très douloureuse épreuve spirituelle. Il semble qu’elle consista essentiellement en une forme de « déréliction », dont la racine était le sentiment de ne pas assez « rendre » à Dieu pour toutes les grâces qu’il lui avait faites et qu’il ne « cessait de lui faire », et d’être, en raison de ce manque de générosité, « pécheresse » parmi les pécheurs. Il s’agirait donc d’une lumière vive qui l’éclairait sur sa « misère », sur sa « pauvreté », sur ce qui en elle résistait à Dieu. S’il faut la comparer aux épreuves par lesquelles Dieu a fait passer d’autres saints, c’est du côté du Curé d’Ars ou de la crise de François de Sales à Paris et à Padoue qu’il faut chercher… Et pour une raison (mais Dieu a-t-il des « raisons » ?) très voisine : des âmes, très pures, très innocentes, étaient appelées, par spéciale vocation, à porter avec le Christ le poids des péchés du monde. Jusqu’à quelle profondeur pénétra en elle ce sentiment de déréliction ? Alla-t-il jusqu’à cette désespérance par laquelle passèrent Jean-Baptiste Vianney, François de Sales et d’autres saints ? Rien ne permet de le préciser : ce qui est sûr, c’est que dans son « carnet de notes intimes », sœur Marie-Bernard a recopié une page tragique du livre du P. Thomas de Jésus, Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ (trad. franç. Du P. Alleaume) : « O Jésus désolé et en même temps le refuge des âmes désolées, votre amour m’apprend que c’est de vos délaissements que je dois tirer toute la force dont j’ai besoin pour supporter les miens, etc. » Or, l’on sait que dans ces « notes intimes », sœur Marie-Bernard ne recopiait que ce qui correspondait à ses propres états d’âme… Ce passage d’ailleurs s’harmonise bien avec la tonalité générale des autres « notes intimes », citations ou confidences personnelles.
Cette vocation de Bernadette à « souffrir avec le Christ pour l’Eglise » trouve son expression, sobre et simple, dans sa lettre à Pie IX (décembre 1876) : « Que pourrais-je faire, très Saint-Père, pour vous témoigner ma vive reconnaissance ?... Mes armes sont la prière et le sacrifice que je garderai jusqu’à mon dernier soupir. »
Faut-il prononcer ici le mot de « Victime » ? Il se trouve quelquefois, mais assez rarement, dans les « notes intimes ». Quoi qu’il en soit, il faut dépouiller ce mot, et plus encore le sentiment qu’il désigne, de tout dolorisme, de tout goût plus ou moins morbide pour la souffrance. « Il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa Gloire. » C’est de cette souffrance-là, mystérieusement imposée au Christ par l’amour de son Père, que souffrit sainte Bernadette. Elle souffre avec le Christ, pour participer à la Résurrection du Christ et en faire participer les pécheurs. Elle souffre lucidement, courageusement, énergiquement, et dans une totale espérance. La voie spirituelle de Bernadette est en somme la voie baptismale, mais personnalisée lors des Apparitions de Massabielle et approfondie par la consécration religieuse. Ici, il convient de souligner une coïncidence assez frappante : sœur Marie-Bernard fit sa première profession religieuse « in articulo mortis » le 25 octobre 1866 ; or elle était tombée malade un mois et demi après son entrée à Saint-Gildard, le 14 août 1866, dans la lumière de l’Assomption : et elle fit sa profession perpétuelle en la fête de Notre Dame des Sept Douleurs, sept mois avant sa mort dans la lumière de Pâques… Simple coïncidence peut-être, mais dans laquelle on peut voir légitimement le destin spirituel de sainte Bernadette : sa vie religieuse n’apparaît-elle pas comme un « approfondissement », pour parler le langage de Vatican II, de sa « plongée baptismale » dans la Passion et la Résurrection du Christ ?
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• La lecture des matines est Genèse 2, 15-24 : Dieu commande de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, fait nommer les animaux par Adam, et lui donne une compagne, « os de mes os, chair de ma chair (...) c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et ils seront deux en une seule chair ».