C’est la mode aujourd’hui de traduire les premiers mots de la salutation angélique par « Réjouis-toi. » Et la sublime prière de l’Acathiste, qui multiplie les saluts à la Mère de Dieu, est elle aussi défigurée par des « Réjouis-toi » à répétition.
Si l’on demande le pourquoi de cette innovation, on nous répond doctement que c’est parce que le texte grec dit Khairè, et que le verbe khairo veut dire se réjouir.
Ce qui est idiot. Si le mot khairè vient en effet du verbe qui veut dire se réjouir, cet impératif employé au moment d’une rencontre veut seulement dire bonjour. C’est pourquoi il a été traduit en latin par Ave (dont les dictionnaires soulignent qu’il est l’équivalent de Khairè), et qu’il est traduit en arabe par salam (as-salamou aleiki). Parce qu’en arabe on se salue en disant salam (la paix soit avec toi). Si en arabe et en hébreu il est question de la paix, en grec de la joie, et en latin de rien du tout, et si le christianisme latin a inventé le « salut » (ce qui veut dire : je te souhaite le salut éternel), il est absurde de vouloir ramener le bonjour à ses origines dans chaque langue. (1)
En revanche, ce que l’on constate dans le texte grec, c’est que khairè est immédiatement suivi de kekharitoménè. Ce mot est le participe parfait passif du verbe kharitoo : combler de grâce. De kharis, qui veut dire la grâce avant de dire la joie.
L’ange emploie donc deux fois de suite le même mot : une fois pour la salutation, et juste après pour dire à Marie qu’elle est comblée de grâce. L’insistance est évidente.
Or, lorsqu’on dit bonjour à quelqu’un, on l’appelle par son nom. L’ange ne dit pas « bonjour, Marie ». A la place du nom, il dit « comblée de grâce ». Comme si c’était son nom. Et il veut dire en effet que c’est son nom. Cela nous renvoie au pied des Pyrénées, dix-huit siècles plus tard, lorsque la « belle dame » répondra à Bernadette qui lui demande son nom : « Je suis l’Immaculée Conception. » Saint Maximilien Kolbe soulignera que c’est son nom, car c’est le mot qui la définit dans sa réalité la plus profonde. Or c’est déjà ce que dit l’ange. Car par le participe parfait, il indique que la femme à laquelle il s’adresse a été et demeure totalement emplie de la grâce divine. Ce n’est pas autre chose que l’Immaculée Conception.
L’ange ajoute : « Le Seigneur est avec toi », ce qui est une insistance supplémentaire : il n’y a pas plus proche du Seigneur que celle qui est remplie de sa grâce. Et en hébreu l’expression se dit Emmanuel, le nom de l’enfant qu’elle va mettre au monde selon la prophétie d’Isaïe.
Lorsque l’ange dit : « Tu as trouvé grâce auprès de Dieu », il ne contredit pas le pas le fait qu’elle est déjà « Pleine de grâce », il fait référence à Noé, qui est le premier personnage à qui Dieu a dit cela. Parce que Noé est après le déluge le père de tous les hommes, comme Marie sera après le péché originel la Mère de tous les hommes sauvés.
Ce qu’il dit ensuite pour expliquer ce que sera cet enfant est un extraordinaire tissu de citations de la Bible : Juges, Samuel, Psaume 2, Isaïe, Michée, Daniel (en trois petits versets !). On remarque qu’il modifie la prophétie d’Isaïe (« Une vierge concevra, et enfantera un fils, et son nom sera Emmanuel ») en la mettant, logiquement, à la deuxième personne : tu concevras (toi, la Vierge), et en disant que le nom de l’enfant sera Jésus. Car « Emmanuel » (Dieu avec nous) se trouvait déjà dans « Le Seigneur est avec toi », et il portera le nom de Jésus (Dieu sauve) puisqu’il est le vrai Jésus (« Josué ») qui fait entrer le peuple élu dans la terre promise.
Enfin, lorsqu’il déclare qu’Elisabeth aussi est enceinte malgré sa vieillesse, il ajoute : « Car rien n’est impossible à Dieu », selon les traductions habituelles. C’est une citation de la Genèse, quand Dieu dit la même chose à Sara qui est stérile. Mais il dit littéralement (dans la Vulgate comme dans le texte grec) : « Point n’est impossible à Dieu toute parole. » C’est-à-dire : Dieu a le pouvoir de réaliser tout ce qu’il dit. Il faudrait pouvoir garder ensemble le thème de la puissance divine et le thème de la parole : c’est toute l’histoire de l’Incarnation.
Daoudal Hebdo n° 27, 19 mars 2009
(1) Le quatrième dimanche de carême est souvent (pas cette année, certes) très proche de la fête de l’Annonciation. C’est le dimanche de Lætare : « Réjouis-toi ! ». Cet introït est une citation d’Isaïe. Le mot grec n’est pas Khairè, mais Euphranthèti.
Commentaires
Merci pour ce très beau billet !
Merci pour vos judicieuses et pertinentes explications.
Ave Maria.
Oui, un magnifique commentaire qui a sans doute aidé beaucoup de personnes aujourd'hui à méditer cette merveille qu'est l'Incarnation. Précis, généreux, et d'une tranquille érudition.
Un grand merci!
MAA
Un très grand MERCI pour cette mise au point.
C'est comme le "Notre Père" avec le "ne nous soumets pas à la tentation" ça serait bien si vous nous redéfinissiez cette prière.
Dans la colonne de droite, dans "Mes conférences", vous avez "Le Notre Père en grec".
Merci. N'oublions pas non plus une recension lue sur ce blog d'un enseignement de Benoît XVI repris dans son Prologue sur la vie de Jésus : il s'agissait de l'analyse du mot Khairè, pris dans son sens littéral et non seulement de salutation... Ce ne serait pas pour rien que l'Ange a employé ce mot.
Oui, c'est ici:
http://yvesdaoudal.hautetfort.com/archive/2012/12/20/%CF%87%CE%B1%E1%BF%96%CF%81%CE%B5-%CE%BA%CE%B5%CF%87%CE%B1%CF%81%CE%B9%CF%84%CF%89%CE%BC%CE%AD%CE%BD%CE%B7-rejouis-toi-pleine-de-grace.html