Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Saint Jean de la Croix

La foi, disent les théologiens, est une habitude de l'âme, certaine et obscure en même temps. Elle est obscure parce qu'elle nous fait croire des vérités révélées par Dieu même, qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et excèdent incomparablement la portée de tout entendement humain. De là vient que cette lumière de la foi est pour l'âme comme une obscurité profonde, parce que le plus absorbe le moins et lui est supérieur. La lumière du soleil éclipse toutes les autres lumières, celles-ci ne paraissent plus quand celle-là brille et s'impose à notre puissance visuelle; aussi son éclat, au lieu de favoriser la vue, éblouit plutôt parce qu'il est excessif et trop disproportionné avec la puissance visuelle. Ainsi en est-il de la foi: sa lumière, par son excès, opprime et éblouit la lumière de notre entendement; de lui même il ne s'étend qu'à la science purement naturelle, bien qu'il ait une aptitude pour l'acte surnaturel quand il plaira à Notre-Seigneur de l'y élever. Il ne peut donc rien savoir de lui-même, si ce n'est par la voie naturelle: c'est là la seule connaissance qu'il obtient par les seuls sens; mais pour cela il lui faut les images et figures des objets présents par eux-mêmes ou leur ressemblance; sans cela il n'aurait aucune connaissance, car, disent les philosophes: « Ab objecto et potentia paritur notitia: De l'objet présent et de la faculté naît la connaissance. » Voilà pourquoi si on racontait à quelqu'un des choses dont il n'aurait jamais entendu parler, et dont il n'aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aura pas plus d'idée que si on ne lui avait jamais rien dit. Si par exemple on racontait à quelqu'un qu'il y a, dans une certaine île, un animal qu'il n'a jamais vu, et si on ne lui signale pas quelque trait de ressemblance de cet animal avec d'autres animaux qu'il a vus, il n'en aurait pas plus de connaissance ni d'idée qu'auparavant, malgré tout ce qu'on pourrait lui en dire. Voici encore un autre exemple qui fera mieux comprendre ma pensée. Si vous vous adressez à un aveugle-né, qui par conséquent n'a jamais vu de couleurs, et si vous lui dites comment est la couleur blanche et la couleur jaune, vous aurez beau lui donner des explications, il ne vous comprendra nullement, parce qu'il n'a jamais vu ces couleurs ni quelque chose de semblable qui lui permette d'en juger. Tout ce qu'il retiendra, ce sera le nom de ces couleurs, parce qu'il peut le percevoir par l'ouïe; quant à leur forme ou leur figure, il lui sera impossible de s'en former une idée, parce qu'il ne l'a jamais vue.

 Ces comparaisons nous représentent, quoique d'une manière imparfaite, ce que la foi est pour l'âme. Elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni comprises, soit en elles-mêmes, soit dans des objets qui leur ressembleraient, puisqu'il n'y en a pas. Nous ne pouvons donc en avoir aucune lumière par notre science naturelle, car ce qu'elle nous dit n'a aucun rapport avec nos sens. Nous les connaissons par l'ouïe; nous croyons ce qu'on nous enseigne et nous y soumettons aveuglément notre lumière naturelle. Car, comme le dit saint Paul, « la foi vient de l'audition, et l'audition de la parole du Christ (Rom. X, 17) ». C'est comme s'il disait: La foi n'est pas une science qui s'acquiert par un sens quelconque; elle n'est que l'acquiescement de l'âme à ce qui lui vient par l'ouïe.

 Il y a plus: la foi dépasse de beaucoup ce que les exemples précédents nous ont donné à comprendre. Non seulement elle ne produit ni l'évidence ni la science, mais, je le répète, elle excède et dépasse toutes les connaissances et toutes les sciences, afin qu'on puisse bien juger d'elle dans la contemplation parfaite. Les autres sciences s'acquièrent avec la lumière de l'entendement, celle de la foi s'acquiert sans cette lumière; il faut même faire le sacrifice de cette lumière particulière pour ne point perdre celle de la foi. Isaïe a dit en effet: Si non credideritis, non intelligetis: « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Is. VI, 3) »

 Il est donc clair que la foi est une nuit obscure pour l'âme, et c'est ainsi qu'elle l'éclaire, et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle lui donne sa lumière. C'est en l'aveuglant au point de vue naturel qu'elle lui donne sa lumière, selon la parole d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, c'est-à-dire, si vous n'êtes pas dans les ténèbres, vous ne comprendrez pas; cela veut dire: vous n'aurez pas la lumière ni la connaissance élevée et surnaturelle de la vérité.

 C'est ainsi que nous voyons une figure de la foi dans cette nuée qui séparait les enfants d'Isarël des Égyptiens au moment d'entrer dans la mer Rouge et dont la sainte Écriture nous dit: « C'était une nuée ténébreuse, mais elle éclairait cependant la nuit (Ex. XIV, 20). » Phénomène admirable! Tout en étant ténébreuse, elle éclairait la nuit! Cela nous signifie la foi qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme (qui est elle-même nuit, puisque en présence de la foi elle est privée de sa lumière naturelle et aveuglée); mais la foi éclaire avec ses ténèbres les ténèbres de l'âme; il convenait que le maître qui est la foi fût en rapport avec le disciple qui est l'âme. Car l'homme qui est dans les ténèbres ne pouvait être convenablement éclairé que par d'autres ténèbres, comme nous l'enseigne le Psalmiste en ces termes: « Le jour annonce la parole au jour, et la nuit transmet la science à la nuit (Ps. XVIII, 3). » Pour parler plus clairement, cela veut dire que le jour c'est Dieu lui-même dans la bienheureuse patrie où il est comme un jour pour les anges et les saints, qui à leur tour deviennent jours aussi dans le reflet de la divine lumière. Il leur dit et communique la divine parole, qui est sont Fils, afin qu'ils le connaissent et en jouissent. La nuit, c'est la foi dans l'Église militante où il fait encore nuit. Elle communique la science à l'Église, et par suite à chaque âme qui est nuit elle aussi, puisqu'elle ne jouit pas de la vision béatifique de l'éternelle sagesse, et qu'en présence de la foi, elle est privée de sa lumière naturelle.

 De là il faut déduire que la foi qui est une nuit obscure éclaire l'âme qui est dans l'obscurité, et c'est ainsi que se vérifie ce que David dit à ce propos: Et nox illuminatio mea in déliciis meis: « La nuit sera ma lumière au milieu de mes délices (Ps. CXXXVIII, 11) », ce qui équivaut à dire: Dans les délices de ma pure contemplation et de mon union avec Dieu, la nuit de la foi sera mon guide. Cela nous fait comprendre clairement que l'âme doit être dans les ténèbres (au point de vue naturel) pour avoir la lumière qui la guidera dans cette voie de l'union avec Dieu.

La montée du Carmel, II, 2.

Commentaires

  • Jean de la Croix est un puits profond de lumière, il hisse la poésie vers la théologie. Sa "Nuit obscure" est un charbon ardent.

  • La Foi est avant tout une vertu, qui se cultive. La Foi se définit habituellement par l’idée de croire, mais ce n’en est qu’une vision partielle, et potentiellement trompeuse : l’idée qu’il faille « croire » à quelque chose ne capture pas du tout ce qu’est réellement la Foi. Le slogan évangéliste « crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé » (d’après Ac 16 :31) a bien évidemment une part de vérité, mais encore faut-il l’interpréter correctement, et savoir ce qu’est que « croire ». Il ne s’agit pas de faire allégeance pour se proclamer partisan de quelqu’un, ni d’afficher l’adhésion intellectuelle à un quelconque dogme.
    Pour les chrétiens, Jésus-Christ est la personne qui nous permet de communiquer avec le divin, qui nous le confirme par son « Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14 :9). Il ne s’agit pas de dialoguer avec une abstraction, mais avec une Personne : « Je suis le chemin, la vérité, et la vie. Nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14 :6). C’est dans ce sens que nous pouvons donner notre Foi à Jésus, et être sauvé à travers cette relation de confiance : non pas du seul fait qu’elle existe, mais à travers ce qu’elle nous apporte et dans la mesure où elle nous transforme.
    Ainsi, « Abraham crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice » (Ge 15 :6, repris par Rm 4 :3) : ça ne veut pas dire que Abram (tel qu’il se nommait à l’époque) a fait une quelconque profession de foi, mais bien qu’il se situait dans une relation interpersonnelle, avec Dieu, et que pour la partie qu’il ne percevait pas lui-même, parce que ça le dépassait, il s’en est remis à Dieu, dans une relation de confiance.
    La Foi, finalement, consiste à accepter de se faire transformer par l’Autre vers plus de Charité. Accepter d’être partant vers l’inconnu, à la suite de l’Autre, comme Abraham, qui quitte la sécurité figée de sa ville et la protection de ses murailles pour se faire « itinérant » – littéralement « hébreu » – en un pèlerinage permanent vers « celui qui sera » : « Va, quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père pour te rendre dans le pays que je t’indiquerai » (Gn 12 :1).
    La foi dans la vie spirituelle est certes obscure pour qui la contemple de l'extérieur. Pour le mystique qui la vit de l'intérieur, qui a parcouru ce chemin jusqu'au bout de la nuit, elle est au contraire lumineuse.

  • Excellent!

    Et, selon vous, dans quelle mesure la foi et la liturgie entrent-elles en rapport?
    Merci pour le temps passé à répondre.

  • Biem a sûrement raison, mais ce qui distingue pour moi la foi de la croyance c'est surtout d'avoir les preuves. On peut avoir la foi sans espérance ni charité : "Les démons croient et ils craignent", disait je crois sainte Thérèse d'Avila.
    Les vertus sont peut-être liées. Si demain je dois cacher dans ma cave une collègue juive, je lui aménagerai un nid entre les vélos, en espérant qu'elle ne démontera pas les roues pour les vendre à un laboratoire pharmaceutique qui transforme les pneus en ARN messager. Chacun son topo.

  • Excellent ! Biem, merci.

  • ""Les démons croient et ils craignent""
    C'est une façon de parler. Les démons savent que Dieu existe et donc ils ne "croient" pas à proprement parler, ils "savent" avec certitude et ils craignent Dieu puisqu'ils sont figés dans leur état de révolte. Ceux qui les rejoindront le seront par leur refus de Dieu, comme les démons.

  • Jc 2,14 : "Quid proderit, fratres mei, si fidem quis dicat se habere, opera autem non habeat ? Numquid poterit fides salvare eum ?" ; 2,19-20 : "Tu credis quoniam unus est Deus : bene facis ; et dæmones credunt, et contremiscunt. Vis autem scire, o homo inanis, quoniam fides sine operibus mortua est ?" Et la suite. – La foi sans les œuvres est une foi morte ; c'est celle des démons.

  • Foi et liturgie? La liturgie est ce qui nous fait mûrir dans notre progression spirituelle.
    La Foi est la confiance que nous accordons à notre Maître (les démons croient et ils craignent, ce qui montre bien que la Foi n'est pas une connaissance, puisqu'au contraire ils se défient), l'Espérance est ce qui nous donne l'ambition de grandir spirituellement de plus en plus loin, et la Charité est ce vers quoi nous devons tendre pour nous configurer à Dieu qui est Amour.
    La compréhension de cette croissance spirituelle n'est que progressive, chaque étape de ce "gradus ad paradisum" nous donnant la clef de l'étape suivante, toujours avec le secours de la liturgie:
    (1) Pater noster, qui es in caelis - la première étape est de reconnaître la primauté du monde spirituel sur le matériel. La liturgie permet de manifester un minimum de militantisme sur ce point, même quand on ne comprend rien à la vie spirituelle. Tout bon chrétien doit revendiquer de scander "Allahu Akbar", Dieu est certes le plus grand!
    (2) Sanctificetur nomen tuum - la deuxième étape est d'adopter une discipline de vie qui permettra de cultiver les Vertus. C'est en pratiquant régulièrement la salle sportive que l'on se muscle, c'est pareil pour la liturgie, qu'il faut pratiquer régulièrement pour se muscler spirituellement. Force, Prudence, Tempérance, Justice, ça ne pousse pas tout seul.
    (3) Adveniat regnum tuum - la troisième étape est de commencer à comprendre -de loin- à quoi peut ressembler le règne de Dieu, ce qu'est l'esprit de ses commandements et non la lettre. La liturgie nous y aide à la fois sur le plan intellectuel, par lectures et sermons, mais aussi sur le plan affectif, par l'avant-goût qu'elle donne de ce que "le Ciel et la Terre sont remplis de ta Gloire". Et il faut donc qu'elle soit splendide.
    (4) Fiat voluntas tua - Quand on commence à comprendre ce qu'est réellement le règne de Dieu, il ne reste plus qu'à se convertir et se mettre en chemin sérieusement pour y parvenir. La liturgie y joue encore un rôle, en nous donnant un espace de prière et d'adoration. « Lève-toi, mange, car le chemin est trop long pour toi. Il se leva, mangea et but ; et avec la force que lui donna cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, à Horeb » (1R 19 :7-8).
    (5) Sicut in caelo, et in terra - arrivé à la montagne de Dieu, à Horeb, le Saint est configuré à l'image de Dieu, il est sur terre comme il sera au Ciel. A ce stade, la liturgie n'est plus une aide, dont il n'aurait plus besoin, mais l'instrument par lequel il peut glorifier Dieu et rendre grâce.
    Chaque récitation du Pater, qui devrait être quotidienne, est l'occasion de faire le point sur notre vie spirituelle: où en sommes-nous? Et quel espoir ais-je de passer à une étape supérieure dans la Foi?
    L’Espérance est ce harpon que l’on amarre dans le futur, et sur lequel nous progressons ensuite à la remorque : comme toutes les vertus, l’Espérance grandit par la pratique, qui nous permet de harponner des cibles de plus en plus audacieuses.
    La Charité est ce sur quoi nos vies seront jugées, par les autres peut-être, mais surtout par la justice de Dieu qui sonde les cœurs et donne à chacun selon sa capacité. « Parlez et agissez comme des personnes appelées à être jugées par une loi de liberté, car le jugement est sans compassion pour qui n’a pas fait preuve de compassion » (Jq 2 :12-13). Au final, Dieu nous remplira d’Amour selon notre capacité : beaucoup d’amour pour les grandes âmes, quelques gouttes pour les âmes étroites. « Celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui » (1Jn 4 :16).

  • @Biem:

    Merci pour cette dernière réponse. Je l'ai mise de côté afin de pouvoir la relire de temps à autre.

Les commentaires sont fermés.