Lettre à un prêtre de la Congrégation de la Mission, le 15 janvier 1633.
J’ai appris de diverses personnes la bénédiction qu’il plaît à la bonté de Dieu de répandre sur votre mission de [Mortagne]. Nous en avons été tous fort consolés. Et parce que nous reconnaissons que cette abondante grâce vient de Dieu, laquelle il ne continue qu’aux humbles, qui reconnaissent que tout le bien qui se fait par eux, vient de Dieu, je le prie de tout mon cœur qu’il vous donne de plus en plus l’esprit d’humilité dans toutes vos fonctions, parce que vous devez croire très assurément que Dieu vous ôtera cette grâce dès lors que vous viendrez à donner lieu en votre esprit à quelque vaine complaisance, vous attribuant ce qui n’appartient qu’à Dieu seul. Humiliez-vous donc grandement, Monsieur, dans la vue que Judas avait reçu de plus grandes grâces que vous, et que ces grâces avaient eu plus d’effets que les vôtres, et que, nonobstant cela, il s’est perdu. Et que profitera-t-il donc au plus grand prédicateur du monde et doué des plus excellents talents d’avoir fait retentir ses prédications avec applaudissement dans toute une province et même d’avoir converti à Dieu plusieurs milliers d’âmes, si, nonobstant tout cela, il vient à se perdre lui-même !
Je ne vous dis pas ceci, Monsieur, pour aucun sujet particulier que j’aie de craindre cette vaine complaisance ni en vous, ni en M…., qui travaille avec vous ; mais, afin que, si le démon vous attaque de ce côté-là, comme sans doute il le fera, vous apportiez une grande attention et fidélité à rejeter ses suggestions et à honorer l’humilité de Notre-Seigneur. J’avais, ces jours passés, pour le sujet de mon entretien, la vie commune que Notre-Seigneur a voulu mener sur la terre ; et je voyais qu’il avait tant aimé cette vie commune et abjecte des autres hommes que, pour s’y ajuster, il s’était abaissé autant qu’il avait pu, jusque-là même (ô chose merveilleuse et qui surpasse toute la capacité de l’entendement humain !) qu’encore qu’il fût la sapience incréée du Père éternel, il avait néanmoins voulu prêcher sa doctrine avec un style beaucoup plus bas et plus ravalé que n’a été celui de ses apôtres. Voyez, je vous prie, quelles ont été ses prédications et les comparez avec les épîtres et prédications de saint Pierre, de saint Paul et des autres apôtres. Il semblerait que le style dont il use, est d’un homme qui a peu de science et que celui de ses apôtres paraît comme de personnes qui en avaient beaucoup plus que lui ; et ce qui est encore plus étonnant, est qu’il a voulu que ses prédications eussent beaucoup moins d’effet que celles de ses apôtres ; car l’on voit dans l’Evangile qu’il gagna ses apôtres et ses disciples presque un à un, et cela avec travail et fatigue ; et voilà que saint Pierre en convertit cinq mille dès sa première prédication. Certainement, cela m’a donné plus de lumière et de connaissance, comme il me semble, de la grande et merveilleuse humilité du Fils de Dieu, qu’aucune autre considération que j’aie jamais eue sur ce sujet.
Nous disons tous les jours à la sainte messe ces paroles : In spiritu humilitatis, etc. Or un saint personnage me disait un jour, comme l’ayant appris du bienheureux évêque de Genève, que cet esprit d’humilité, lequel nous demandons à Dieu en tous nos sacrifices, consiste principalement à nous tenir dans une continuelle attention et disposition de nous humilier incessamment, en toutes occasions, tant intérieurement qu’extérieurement. Mais, Monsieur, qui est-ce qui nous donnera cet esprit d’humilité ? Hélas ! ce sera Notre-Seigneur, si nous le lui demandons et si nous nous rendons fidèles à sa grâce et soigneux d’en produire les actes. Faisons-le donc, je vous en supplie, et tâchons pour cela de nous ressouvenir l’un de l’autre, quand nous prononcerons ces mêmes paroles au saint autel. Je l’espère de votre charité.