Lorsque enfin, libéré de sa charge de provincial, il put regagner sa cellule conventuelle à Cologne, ce furent les bourgeois de cette ville qui le firent pénétrer dans la vie politique. En 1252, déjà, il avait servi de médiateur entre les bourgeois et le belliqueux archevêque Conrad de Hochstaden : il s’agissait surtout alors de droit de douane. Lors de ce second arbitrage, en 1257, on en était arrivé à une véritable petite guerre entre la ville et l’archevêque, guerre que celui-ci prolongeait en imposant aux bourgeois des restrictions pour leur commerce et en exigeant d’eux des modifications de leur administration. Il fallut à Albert et aux autres arbitres des semaines d’étude pour voir clair dans ces tractations malaisées, car il n’y avait guère alors de droit écrit et l’on invoquait toujours le droit coutumier. Lorsque enfin on put préciser les limites des droits tant de la ville que de l’archevêque, on estima avoir fait le maximum de ce qui était possible. Les bourgeois furent visiblement très satisfaits du rôle d’arbitre qu’avait joué Albert: au cours des années suivantes, ils lui demandèrent de jouer ce rôle assez souvent, simplement à cause de sa personnalité (car il n’était nullement juriste) et de sa réputation de ” savant universel “. Ces braves bourgeois ne devaient guère, pourtant, avoir lu ses œuvres.
Il était plongé dans ces questions lorsque le pape le nomma évêque de Ratisbonne (ville libre impériale de Bavière). Son activité n’y fut pas de longue durée, mais les circonstances de cette nomination nous éclairent également sur sa personnalité. Le maître de l’ordre, Humbert de Romans, était depuis quelque temps au fait des intentions du pape et n’approuvait pas cette élection: il écrivit à Albert pour le conjurer de refuser, se fondant sur les décisions de plusieurs chapitres généraux qui n’autorisaient l’acceptation d’une telle charge que dans des cas exceptionnels. ” Qui de nous, qui des mendiants résistera à l’attrait de dignités ecclésiastiques, lui écrivait-il, si vous y succombez aujourd’hui – Ne citera-t-on pas votre exemple comme excuse - Qui, parmi les laïcs, ne se sentira scandalisé, qui ne dira que, loin d’aimer la pauvreté, nous ne la subissons que jusqu’au moment où nous pouvons nous en défaire ? ” Et la conclusion était pathétique: ” Plutôt que de voir mon fils bien-aimé dans la chaire épiscopale, je préférerais le voir au cercueil. “
Le zèle inquiet d’Humbert de Romans était justifié: qu’un moine mendiant fût évêque de Ratisbonne – et par là même prince d’Empire – il y avait là une contradiction. Mais par ailleurs on peut assurer qu’était justifiée aussi l’inquiétude du pape devant l’état affligeant du diocèse, dont l’évêque n’avait échappé qu’en se démettant de sa charge à un procès imminent pour dissipation des biens d’Église et autres graves abus.
Albert se décida à accepter ce siège épiscopal avec l’intention d’y renoncer dès qu’il ne serait plus nécessaire. En un an il réussit à remettre en ordre la situation financière et, avec l’aide de quelques abbés bénédictins et grâce à des tournées pastorales, à revivifier le service des âmes ~ qui avait été négligé. Pour la population, il était si inhabituel de voir un évêque arriver non en prince d’Empire, à cheval et en cuirasse, mais à pied, en vêtements de laine écrue, chaussé de simples sandales, qu’ils donnèrent à Albert un surnom: le ” porteur de sandales “. Quand Albert pensa avoir trouvé, en la personne du doyen de la cathédrale, un successeur possible, il alla trouver à Anagni le pape Urbain IV, le pria d’accepter sa démission et lui suggéra de désigner comme évêque de Ratisbonne le doyen Léon. Le pape fut d’accord sur tout cela. Mais au lieu de laisser Albert retourner à Cologne et reprendre ses commentaires d’Aristote, il le retint dans sa cour d’Anagni, puis l’envoya comme légat pontifical prêcher en Allemagne la croisade qu’on préparait. Pendant trois ans (1261-1264) ce septuagénaire parcourut les régions de langue allemande faisant alors partie de l’Empire. Il n’est rien resté de ces prédications. Mais nous sommes renseignés sur diverses négociations au sujet de fonctions épiscopales, ainsi que sur ses interventions comme arbitre entre évêques et bourgeois, entre religieux et seigneurs féodaux, entre évêques et religieux, et aussi entre couvents.
Commentaires
Merci pour ce texte!
Le père Jean-François Thomas (qui sévit parfois ici en commentaire) rappelait dans une récente homélie que les Constitutions de la Compagnie de Jésus interdisent de recevoir des charges honorifiques, notamment l'épiscopat, et d'ajouter que si elles avaient été respectées "on n'en serait pas là". Il me paraît surtout quelque peu paradoxal qu'un membre de cette même congrégation religieuse accepte la charge pontificale alors même que la spécificité de cette congrégation tient à son voeu d'obéissance au Pape, un peu comme si le principe de non-contradiction était remis en cause...